On a longtemps cru que la Fat White Family s’imposerait au fil des albums comme le groupe le plus important de l’univers indépendant. Son engagement exceptionnel, son énergie incroyable, sa radicalité et le talent naturel de ses compositeurs, Lias Saoudi et Saul Adamczewski, parlaient pour elle. Serfs Up!, troisième album, qu’on avait longtemps pensé impossible en raison de l’éclatement apparent du groupe, montre que ce ne sera malheureusement jamais le cas. En lieu et place d’un album triomphant, on tient avec Serfs Up! ce qui pourrait bien être le grand album malade de cette année.
Avec son titre génialissime, décalqué sur le Surfs Up! des Beach Boys, et son démarrage en fanfare, le nouvel album des Anglais met peu de temps pour décevoir et pas beaucoup plus pour assumer son dérangement. Il faut quelques morceaux pour se rendre compte que le groupe a décidé, dans une mutation aussi audacieuse que suicidaire, d’évacuer les guitares. On en croise quelques-unes ici ou là mais qui n’occupent jamais la fonction centrale qu’elles avaient hier. Les titres sont portés, la plupart du temps, par un assemblage de faux rythmes et de glissandos synthétiques, auquel font écho des voix traînantes et usées par l’air du temps. Serfs Up! est un album qui verse en permanence sur le bas-côté, qui s’écoule comme une pâte molle et finissante entre nos oreilles. Il marque ainsi, en complète opposition avec son titre insurrectionnel, une forme de détachement majestueux ou essoré qui donne à l’album entier un cachet fin de siècle aussi fascinant qu’affligeant.
Feet est tenu par le chant remarquable de Saoudi plus que par des arrangements qui se contentent de dériver comme en apesanteur dans un entre-deux qui fera vite l’ordinaire du disque. Le thème du morceau est assez incertain : il semble que Serfs Up!, sans qu’on sache ce qu’il dit véritablement, parle pas mal d’homosexualité. C’est le cas étrange de ce premier single comme de morceaux assez sibyllins comme Oh Sebastian ou encore Bobbys boyfriend. Pour le reste, il est assez difficile d’y voir clair. Serfs Up! est clairement moins politique que les albums précédents et présente un groupe en net retrait par rapport à son énergie punk. La peinture horrifique insérée dans le livret (qui représente Theresa May et Boris Johnson entre autres) est un trompe-l’œil. Serfs Up! est un album en partie hors sol et hors du monde mais qui exprime parfois avec une remarquable acuité la fatigue d’un royaume entier soumis au pillage de masse de l’upper class. On adore ainsi l’ironique « Is there anything more inspiring than a menial job and the pittance it brings ?» qui ouvre justement Oh Sebastian ou encore l’excellent Rock Fishes où l’on trouve ces vers « Showing all the kids how the other kids live/ Give em all the pop, but take away the fizz. Is this Rome, Babylon or ancient Belfast ». Saoudi écrit comme il chante désormais, dans un langage codé hermétique et vaporeux.
Les morceaux s’enchaînent en mode mid-tempo, incorporant des séquences qui relèvent tantôt du rock psychédélique, tantôt du tropicalisme à la Cannibale. Vagina Dentata convoque un saxophone merveilleux qui donne le sentiment que les musiciens jouent sur le pont du Titanic. Kim’s Sunsets est plus lent que lent et propose une curieuse rêverie orientaliste évoquant le dictateur nord-coréen. On a souvent du mal à voir ce que les morceaux font les uns avec les autres. Le manque d’unité thématique et de dessein apparent de la plupart des chansons constituent de fait la faiblesse majeure de Serfs Up!. Cela n’enlève pas grand-chose toutefois au travail réalisé et à cette impression tenace d’avoir affaire à un groupe célébrant, à sa façon désordonnée, la fin du monde et de sa propre jeunesse. Serfs Up! est un album foisonnant et à travers lequel Fat White Family se réinvente assez brillamment. Adamczweski est parfait sur le remarquable I Believe In Something Better, le meilleur titre du disque. Saoudi n’est pas en reste avec un Fringe Runner qui démarre comme du Suicide funk et ferait au final rougir d’envie James Murphy de LCD Soundsystem. Le groupe enchaîne sur l’orchestral Oh Sebastian, petite pièce de musique wilsonienne qui évoque autant les Beach Boys en décomposition que la mort des Beatles. Pas étonnant que le morceau s’évanouisse dans l’assez incroyable Tastes Good With The Money, second single dévoilé et maître-chanson s’il en est. Le renfort de Baxter Dury ajoute à la texture irréelle du titre et renforce le sentiment d’une lutte sourde entre les classes et les influences. Serfs Up! réussit parfaitement à saisir la décomposition dont il s’inspire, ces instants flottants où le monde se retourne sur lui-même comme une vieille chaussette. La grande victoire du groupe est là, dans l’expression d’une mélancolie majestueuse et d’une tristesse infinie qui semblent provenir tout à la fois du vieillissement propre aux musiciens (la désintoxication, la fin de l’innocence) que d’un lessivage socio-économique à l’échelle du pays entier. Le rendu musical est splendide sur Rock Fishes et fait penser globalement à la conversion rageuse et fière à la résignation et à la pauvreté de Radiohead sur OK Computer. Avec moins d’efficacité mélodique peut-être, c’est là qu’il faut chercher l’étalon de comparaison avec Serfs Up! et son véritable modèle. When I Leave est un peu faible et Bobby s boyfriend une conclusion trop atypique pour qu’on y croit vraiment mais l’album n’est pas si loin de réussir son coup.
Il est peu probable vu d’ici que l’album de Fat White Family ait la même postérité que l’album de Radiohead. Les temps ont changé et tout le monde se fout désormais de la musique. Serfs Up! manque d’un tube ou deux pour asseoir la viralité grand public de son état d’esprit cafardeux mais l’idée est séduisante et laisse penser que le disque a son importance ou gagnera en profondeur avec les écoutes et les années. C’est le moment où chacun devrait retirer ses billes et refuser de jouer. Serfs Up! n’est pas le grand album espéré mais quand le groupe éclatera enfin, on écrira sur leur pierre tombale qu’ils ont tout de même bien résisté.
02. I Believe in Something Better
03. Vagina Dentata
04. Kim’s Sunsets
05. Fringe Runner
06. Oh Sebastian
07. Tastes Good With the Money
08. Rock Fishes
09. When I Leave
10. Bobby s boyfriend
La première critique négative que je croise sur cet album. Mais le premier Fat White Family qui m’accrocre l’oreille. Je ne suis définitivement pas rock’n roll.
Négative ? Vraiment ? Un disque qui a une note de 7.8 tout de même.
La critique n’est pas négative et la note rend bien ce qu’on en pense. L’album est juste en dessous des énormes espérances qu’on plaçait dans ce groupe. Le groupe se cherche et les chansons se créent devant nos yeux. Il y a des choses excellentes et d’autres plus… bof. Ce qui surprend surtout c’est tout de même le tempo qui ne correspond plus du tout à l’énergie punk que renvoyait le groupe. Cela était déjà en place sur l’album précédent mais ici cela désamorce quand même pas mal l’enthousiasme. Ceci dit, l’album est très recommandable tout de même. D’où la note.