On a sur ce site l’usage du mot « génie » très économe, voire quasi interdite, histoire de ne pas galvauder le vocabulaire et de tempérer notre enthousiasme. Mais il y a quelques cas où la conjonction d’un talent incroyable et d’une personnalité hors du commun peuvent justifier l’usage du mot et Shane MacGowan en fait partie, au même titre que 3 ou 4 autres artistes contemporains qu’on ne citera pas pour ne pas leur porter la poisse. La mort de Shane MacGowan, plutôt que de composer une nécro classique, nous invite à expliquer aux profanes ou à ceux qui ne le connaissent que de réputation (les dents, le revival irish music, Fiesta chez Patrick Sébastien pour les plus anciens) pourquoi ce type était aussi important et pourquoi on continuera sûrement à en parler mille ans après sa mort.
Histoire de ne pas nous perdre en route, on se doit d’abord de restreindre le « phénomène » musical à ce qu’il est. Mort à quelques jours de son 66ème anniversaire, Shane MacGowan n’aura été véritablement actif et génial que quelques années, et quasi exclusivement avec The Pogues, disons entre 1983-1984 et la sortie de Red Roses For Me, leur premier album, et 1990 avec Hell’s Ditch, dernier disque du groupe auquel il participe et qu’il illumine des derniers feux (intermittents) de son songwriting miraculeux. MacGowan aura duré beaucoup plus longtemps en tant qu’épave légendaire et personnage de conte de fées (alcooliques) que comme chanteur et compositeur. Ses deux disques solo ont leurs bons moments mais ne valent pas une cacahuète à côté des chefs d’oeuvre qu’il compose essentiellement entre ses 25 ans et ses 32 ans, date de son zénith artistique. Ce n’est pas parce que la période est réduite qu’elle n’est pas riche au contraire : le MacGowan accéléré (par le speed et l’idée de tout brûler autour de lui) compose comme il respire, évoluant à une hauteur poétique qui lui vaut la reconnaissance éternelle des plus grands compositeurs vivants. Ce n’est pas un hasard si un type comme Bruce Springsteen a fait un détour pour venir le saluer à l’hôpital et si quelqu’un comme Nick Cave le tient en si haute estime depuis toujours. « Ceux qui savent savent », lit-on parfois et c’est le cas avec MacGowan que les musiciens professionnels tiennent naturellement pour une sommité dans son genre même s’il aura passé les trente dernières années (et les 25 premières)… à faire le guignol sur scène (ou en dehors) et à (ne même pas) faire semblant d’avoir encore des choses à dire. Son oeuvre se compose de cinq albums studio, de quelques joyaux disséminés à l’unité (et notamment de quelques duos majeurs avec Sinead O’Connor ou Nick Cave) et de centaines de concerts incroyables, invraisemblables et mémorables pour ceux qui y ont assisté. On ne parlera pas tant que ça des concerts de Noël donnés par les Pogues reformés qui tiennent de la pure nostalgie même s’ils auront offert (à nous compris) des moments d’intense bonheur bien rendus dans la captation des concerts parisiens de 2012. (The Pogues in Paris). Le cirque MacGowan aura été à son apogée durant à peine cinq ans mais c’était bien suffisant pour marquer les esprits.
Tâchons de procéder dans l’ordre. Génie parce que :
1 – C’était un punk authentique et un dingo mais aussi un grand lecteur de poésie et de littérature
Le personnage de Shane MacGowan apparaît pour la première fois sur la scène publique lors d’un concert des Clash en 1976. Il se fait mordre et déchirer le lobe de l’oreille par une (future) musicienne, ce qui lui vaut de faire les gros titres de la presse, ensanglanté, sous le titre de « cannibalisme à un concert punk ». A cette époque, Shane MacGowan est un ado perturbé (après une enfance marquée par ses séjours idylliques en Irlande où il vit jusqu’à ses 6 ans et retourne chaque été, il passe du Kent à Londres, ce qui accélère sa perte de repères et le conduit un peu plus tard à quelques séjours en psychiatrie qui le marqueront durablement). C’est un gamin difficile, perdu, un type au physique « particulier », jovial et triste à la fois. A la différence d’un Sid Vicious, MacGowan vient d’une famille de la classe moyenne (son père bosse chez C&A, sa mère est employée dans une communauté religieuse) et est d’emblée porté vers la musique et la poésie. Comme tout bon génie, c’est un enfant précoce qui lit des livres qui ne sont pas de son âge et qui digère à une vitesse incroyable dès l’âge de dix ans des siècles de culture irlandaise. Sa connaissance des grands poètes britanniques est immense et l’amène à dessiner et à composer des histoires et contes dont on pourra retrouver des traces dans ses futures chansons. En même temps, il devient une figure facilement identifiable du mouvement punk londonien qu’il accompagne, dans le public, dès l’origine, excessif et sans limite apparente, avant de se lancer sur scène avec les Nipple Erectors (1977).
2. Sa vision syncrétique du punk et de la musique irlandaise était unique et a rendu ses lettres de noblesse aux musiques folkloriques dans les années 80
Pour la plupart des observateurs, les Pogues sont un groupe folklorique ayant réussi le mélange du rock (voire du punk) et du folklore irlandais. C’est un assez bon résumé de ce que réussira à faire Shane MacGowan à grande échelle et qui lui vaut aujourd’hui le statut de héros national en Irlande. Au sein des Nipple Erectors, son premier groupe qui se sépare en 1980, la bassiste et co-fondatrice Shanne Bradley va amener MacGowan (Shane O’Hooligan, comme on le surnomme alors) à expérimenter autour du rockabilly et du punk puis à incorporer des éléments de world music à leurs motifs répétitifs et devenus assez vite ennuyeux. Bradley fait une fixation sur les musiques traditionnelles grecques et crétoises en particulier et initie ce mélange entre l’énergie du punk et les musiques traditionnelles. C’est en partie grâce à elle (et à un musicien écossais) que MacGowan va explorer alors la fécondation des musiques irlandaises par le punk (ou vice versa). Idée de génie qui s’incarne chez les Nipple Erectors dans une première version du classique Poor Paddy Works On The Railway et se prolongera au sein de Pogue Mahone puis de The Pogues. Le groupe démarre en 1982 autour de MacGowan, de Jem Finer (déjà au sein des Nips) et de Spider Tracy. Ce dernier, anglais, qui partage le chant avec MacGowan au tout début et le remplacera sur deux albums à la toute fin du groupe, va très vite tomber dans la culture celtique et se mettre à jouer de tout ce qui se siffle et se gratouille sur le marché des instruments traditionnels.
Le mélange de punk et de musique irlandaise prend très vite et dès le premier album, Red Roses For Me, qui sort en 1984. MacGowan joue sur les piliers/clichés de la culture irlandaise que sont la musique, l’alcool, les bagarres mais aussi le romantisme et l’attrait pour le sexe. Il mêle des reprises de chansons traditionnelles (The Auld Triangle, attribué à Brendan Behan, ou encore Waxie’s Dargle) à des balades originales et épiques dont les premières manifestations sont sur ce disque Dark Streets of London et surtout l’immense Streams of Whiskey. Par la suite, la fusion entre l’univers irlandais et le monde punk sera sublimée pour atteindre des sommets sur Rum Sodomy & The Lash (The Sick Bed of Cuchulainn en tête, mais aussi avec les standards The Old Main Drag ou Sally MacLenanne) et If I Should Fall From Grace With God. Le syncrétisme est scellé par le respect montré aux anciens et notamment à travers la relation filiale qu’entretient MacGowan avec les Dubliners (le groupe de folklore irlandais le plus connu et qui est fondé en 1962) et leur chanteur Barney McKenna.
3. Il a su s’entourer d’un groupe merveilleux qui n’était pas qu’à son service
Le succès de MacGowan ne serait sans doute rien sans le rassemblement des musiciens qui sont autour de lui. Les Pogues de la grande époque sont un groupe formidable, une équipe traditionnelle composée de personnalités différentes et de musiciens passionnés. On a cité Jem Finer et Spider Tracy mais il faut leur ajouter des figures majeures comme Phil Chevron, Terry Woods et le batteur Andrew Ranken, qui vont, tous autant qu’ils sont, signer quelques compositions mais surtout faire plus que servir les compositions de MacGowan. Le groupe fonctionne comme une petite armée dont MacGowan est le pourvoyeur d’idées et de textes, mais qui, à bien des égards, vivra en perpétuelle recherche d’autonomie, allant à partir de 1988 jusqu’à se retourner contre son fondateur. Jem Finer partage les crédits sur plusieurs grandes chansons du groupe comme Fairytale of New-York ou Fiesta et ce sont eux qui subliment des compositions incroyables comme Broad Majestic Shannon ou A Pair Of Brown Eyes. Difficile d’imaginer MacGowan sans cette bande qui sue, bouge, s’agite pour et contre lui, voire tente de faire face quand leur soliste n’est pas en état de chanter ou ne se souvient plus de ce qu’il chante. Les Pogues auront le sentiment, au début des années 90, que le groupe est plus fort que son chanteur… ce qui s’avèrera faux bien entendu.
4. Sa poésie romantique, autant héroïque qu’intime véhicule des images populaires irrésistibles qui prennent racine dans les cycles poétiques du passé et fondent une approche moderne de la pop
Car la supériorité de l’écriture de MacGowan saute aux yeux et aux oreilles à partir de Rum Sodomy & The Lash. Sa poésie est romantique, déchirante, tragique et émouvante. Elle s’exprime à travers des récits entiers épiques et fabuleusement irlandais, truculents, risibles et dramatiques comme la réécriture par MacGowan du traditionnel et incroyable The Irish Rover en témoigne. Le chanteur retravaille deux couplets simplement mais en offre une version magique par la force de son interprétation. Il travaille sur les sentiments, l’univers urbain, en mode balade ou de manière plus vive. Des morceaux comme A Rainy Night In Soho ou encore The Body of An American offrent une qualité et un sens du détail dans les descriptions qui sont impressionnants de vérité. Ses images sont remarquables et son travail sur le point de vue est tout aussi impressionnant. Le dispositif narratif sur A Pair of Brown Eyes rejoint l’écriture des décadents XIXème (le regard brun ici qui hante), le réalisme social du ruisseau et la fluidité poétique et la rapidité des beats. MacGowan exprime toute la mélancolie et la vigueur de l’âme irlandaise, déracinée (souvent en Amérique), souffrante mais aussi prompte à renaître pour danser, aimer et faire la fête. Cette poésie est c’est une autre de ses caractéristiques est étonnamment vivante et rythmée, ce qui lui donne un aspect populaire indéniable.
Par la suite, et à partir de l’album Peace & Love (1989), l’écriture de MacGowan s’allègera. Elle sera moins suivie, moins littéraire, plus erratique mais tout aussi puissante depuis des pièces comme White City (l’un de nos titres préférés) ou Down All The Days jusqu’aux chansons les plus réussies de Hell’s Ditch comme Summer in Siam (influencée par la poésie asiatique) et Lorca’s Novena. Les Pogues s’éloignent quelque peu des influences irlandaises pour proposer une base folk rock plus fédératrice et qui se renouvelle au contact d’autres traditions.
5. Ses tubes sont éternels et lui survivront
Par delà sa poésie et sa créativité, ce sont les tubes et les standards qui ont imposé MacGowan et les Pogues au premier rang. Composer une chanson populaire est un art que certains des meilleurs auteurs ne maîtrisent pas. A l’approche de Noël, on pense bien sûr à la chanson de Noël la plus célèbre de ces dernières décennies, Fairytale of New-York, qui reste incontournable mais on trouve dans le best-of des Pogues un nombre impressionnant de titres qui ont intégré dès leur sortie le canon des chansons que l’on se refile de générations en générations. Dirty Old Town (une chanson d’Ewan Mac Coll reprise par les Dubliners) en fait partie au même titre que Fiesta, ou Streets of London/ Birmingham Six. Cette capacité à écrire pour les mariages et les enterrements n’est pas à négliger. Les Pogues réussissent à prendre d’assaut les charts, remplissent des stades aux Etats-Unis et deviennent des vedettes internationales qui tournent sur tous les continents. Si leur succès croissant et les conséquences qu’il entraîne (des tournées maousse, de l’éloignement, la stimulation des excès de leur chanteur notamment) est probablement à l’origine des tensions qui apparaissent au sein de groupe, la popularité de la musique des Pogues agit comme une récompense et une malédiction pour son chanteur.
MacGowan a du mal à suivre le rythme et est soupçonné de s’être enfoncé dans ses addictions et ses excès parce qu’il n’était pas si intéressé que ça par la conquête du monde dont s’enivraient ses comparses. Il ne peut pas supporter la responsabilité d’être le centre de l’attention à cette échelle et doit sans cesse résister au « collectif » attaché à ce que la musique du groupe corresponde à la demande pressante d’un public qui veut faire la fête avec les irlandais associés. Les albums qui suivront le départ du chanteur sont calamiteux pour cette raison : ils répondent à une vision artistique qui n’est plus celle des débuts et visent à prolonger la lune de miel commerciale avec les fans du combo.
6. Il changeait le spleen en fureur de vivre. Ses excès l’ont rendu légendaire. Sa présence scénique était immense.
Le génie de MacGowan est celui d’un homme seul et unique en son genre. Ses cris sont des appels à l’aide et racontent l’histoire d’un type qui vit mal et ne se remet pas d’être qui il est. Sur Down All The Days, le chanteur évoque la figure de Christy Brown (auteur handicapé de My Left Foot et de Down All the Days donc, poète et qui mourra à 49 ans étouffé par une côté d’agneau), dont il fait un double et une figure miroir à ce qu’il devenu. MacGowan est perdu dans l’ampleur donnée à son personnage, assommé par sa propre indiscipline, débordé par l’aspect furieux et excessif qu’il donne à son spleen. Il aime avec vigueur, boit comme un trou, se drogue, s’auto-détruit et tente de venir à bout de la santé de fer qui le remet en selle perpétuellement. Il a beau sombrer, il y a toujours une main qui le redresse, essuie son vomi et le replace au centre de la scène pour chanter. L’alcool l’aide à chanter et le chant l’aide à boire. Les biographies qui lui sont consacrées insistent sur les tensions qui l’habitent, sur le déchirement permanent qui l’empêche de faire une seule chose à la fois. Être avec les Pogues. Etre les Pogues et en même en être l’exilé permanent, la bête de foire et le veau sacrificiel. La tournée 1988 et celles qui suivront sont des cauchemars pour lui et le groupe qui amènent à une première expulsion du groupe.
Le public s’amuse de sa dentition, de sa pâleur, de sa présence chancelante. MacGowan, comme d’autres avant lui, offre parfois des rétablissements miraculeux mais aussi des prestations indignes. Peu importe : son génie (pour le coup involontaire) est probablement d’avoir donné naissance à cette figure du poivrot sublime qu’on aime voir s’écrouler devant nous et qui s’écroule pour laver dans le dégueulis acide d’un bord de scène ou de trottoir ses pêchés et les nôtres. Ses prestations en sang frais sont rares mais elles déçoivent ceux qui sont venus célébrer les 1001 agonies d’un type qui a expulsé de son corps tellement de beauté qu’il ne tient plus debout. Le MacGowan de la grande époque affleure souvent sous celui des derniers temps, souverain, crâneur, immortel et irrésistible. Il se dresse, par exemple, intact et à jamais tel qu’il apparaît sur ce live capté au Town and Country de Londres en 1988, hébété et majestueux, vierge et furieux.
7. C’était un homme bon, généreux et respectueux des traditions et des anciens. Il est mort jeune, longtemps et de très nombreuses fois
Il n’y a pas de génie sans rapport à la mort. Cette dernière est évidemment très présente dans le folklore celtique. Elle est centrale dans l’écriture et les images de MacGowan. L’homme lui-même est saisi sans cesse au bord de l’effondrement et répète sa propre chute de ville en ville au point d’en faire un spectacle à part entière. MacGowan y ajoute une forme de sincérité et de bonté naïve qui le situe à l’extrême opposé de la théatralité dans une répétition spontanée de la « première cuite », de la première fois et, d’une certaine façon, de la seule et unique mort qu’on connaîtra jamais.
Autour de lui et à travers les biographies de ses musiciens, tous soulignent (ce qui n’est pas si fréquent pour un drogué) sa générosité et sa bonté, sa manière de s’excuser perpétuellement pour les (nombreuses) fautes qu’il commet. Shane MacGowan agit durant tout son âge adulte comme un gamin avec la légèreté mais aussi la tendresse et l’innocence qui en découlent. On perçoit cette dimension dans le documentaire qui lui a été consacré par Julien Temple, Crock of Gold, et cela le rend immensément aimable. Les deux dernières décennies ont renforcé cette image d’un MacGowan inadapté et victime du monde moderne, ayant besoin d’être protégé des autres et de lui-même, presque trop pur et au-delà du réel pour vivre seul, ayant besoin d’être materné par une femme, une épouse et une infirmière. Qu’un être aussi inspiré, aussi solide, aussi viril dans sa consommation de drogue et d’alcool, soit un être blessé, brisé et perpétuellement à béquilles, renvoie à une image paradoxale (car impropre, alcoolique, droguée, sale, puante) d’un homme moderne assumant sa fragilité, ses failles. La masculinité de Shane MacGowan mériterait un essai à elle toute seule tant elle semble dans et contre l’époque. Son alcoolisme est lui-même trouble, signe de force archaïque et de faiblesse radicale, porte ouverte vers le néant d’une mort certaine et sans cesse repoussée mais aussi d’une expression libre, sentimentale et à cœur ouvert.
Il n’y en avait pas deux comme lui.
Bonus – The Limerick Race (1989), chanson traditionnelle
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Chapeau et merci pour ce portrait !