Toujours revenir au texte original pour apprécier la portée de la polémique qui en découle. En 1985, alors que The Cure triomphe avec The Head on The Door, sorti à l’été, Annie Cordy livre un nouvel album, son premier après trois ans, qui porte le nom du single qu’elle en a tiré peu avant : Cho Ka Ka O. Sur la pochette de ce nouvel album qui comporte douze titres, la chanteuse belge de 57 ans alors arbore un chino à pinces branché tenu par une chaînette métallique et un blouson disco en lamé aluminium. Le disque, après un précédent album music-hall Envoyez la Musique, est délibérément tourné vers la déconne, la fête, ces grandes fiestas faites d’accordéon, de bières et de sarabandes qui caractérisent les pays Belges et le Nord de la France. On y danse, on y raconte n’importe quoi et on picole dans la plus grande tradition carnavalesque, en se retournant les chevilles et les valeurs mais aussi en se déguisant. C’est sans doute avec cet album qu’Annie Cordy qui observe le monde de la musique et ses mutations choisit de redevenir, par la force des choses, une chanteuse de gala plus que de concerts, une chanteuse populaire, festive qu’on invite pour « faire la folle » et assurer une animation sympathique de 30 ou 40 minutes en point d’orgue d’une fête locale, sur une estrade dressée à la va-vite dans un parc ou une place de village, entre des stars d’un jour ou des artistes finissants.
Annie Cordy en 1985 a trente ans de carrière derrière elle et pas vraiment d’ambition artistique. Entre 1982 et 1985, les singles (repris sur ce nouvel album) en témoignent, il n’y en aura que pour ce registre d’amuseuse. Elle se déguise en chien sur le Rock à Médor, une chanson aussi horrible qu’irrésistible, et qu’on peut trouver médiocre même pour les standards de l’époque. Contre toute attente, le morceau cartonne et Annie Cordy, encouragée par ce succès, enchaîne avec un autre morceau, Choubidou, encore plus mauvais, qui parle (selon toute vraisemblance) d’une femme confrontée à l’envie de danser et qui va, progressivement, passer de l’étonnement, de la répulsion à une danse endiablée. La scène vise ceux qui font tapisserie dans les banquets et qui, au fil des heures, se laissent gagner par l’ambiance pour entrer dans la danse et participer aux festivités. C’est cette notion de « lâché prise » que va venir couronner ce qui restera le sommet de la carrière folklorique d’Annie Cordy : Cho Ka Ka O, à des années lumière des accusations de racisme qu’on lui reproche aujourd’hui.
A l’époque dans l’entourage d’Annie Cordy, la chanson populaire s’envisage non pas comme un art (les Franco-Belges laissent ça aux Beatles et aux Beach Boys) mais bien comme une industrie, quelque chose qu’on fabrique encore vite et avec l’idée de cartonner dans les charts et de sauvegarder sa position au fil des décennies. Peu importe le thème, peu importe l’inspiration. On est encore scotchés dans une microéconomie du single qui vient des années 40 et dont personne ne semble vouloir sortir. Les chansons sont des coups tentés en direction du succès, des bouteilles à la mer qui se changent en malles au trésor ou en fours dont on rira à rebours avec auto-dérision. Cho Ka Ka O est écrit dans ce contexte là (il sera co-signé techniquement par le producteur Pierre Carrel alias John Mercury et par Pierre Bousquet) par le compositeur Vivien Vallay, connu alors pour avoir fourni quelques morceaux à C. Jérôme et travaillé à de nombreuses reprises avec Joe Dassin. Comme il le raconte lui-même, Vivien Vallay a l’idée de Cho Ka Ka O, un matin alors qu’il rentre chez lui. Le compositeur qui ne vit pas pleinement de son travail de musicien exerce la nuit en tant que veilleur de nuit. Dans un état second, il s’attable devant un petit déjeuner avant d’aller se coucher et contemple sa boîte de cacao. Ecrit en grosses lettres sur le plastique, et alors qu’il est à demi endormi, il associe à la marque Cho Ka Ka O, un univers luxuriant de jungle et imagine qu’une sorte de guerrier (probablement noir et africain), habillé d’un pagne et d’une lance, se met à danser devant lui. C’est entre deux états et dans un mouvement hautement psychédélique que Vallay se laisse gagner par les rythmes tribaux de la poudre de choco (qu’il finit par sniffer par le nez jusqu’à l’étourdissement à l’aide d’une paille) et peuple cette rythmique (semblable au martèlement de la boite de jeux dans Jumanji) d’images valise d’inspiration coloniale. Le guerrier part à la chasse aux lions et s’enfonce en une dizaine de minutes (le temps qu’il lui faut pour composer le refrain et le texte) dans une jungle surréaliste qui tient bien plus du Douanier Rousseau que de l’imaginaire raciste qu’on décrit aujourd’hui. Comme un gamin dessine une montagne en figurant des neiges éternelles au sommet, Vallay peuple sa jungle d’ananas (?), de caïmans, de baobabs et de kangourous, loups-garous pour soigner ses rimes en ou.
Cho Ka Ka O est une chanson que Vallay écrit en pensant à ses enfants. Lorsqu’il les retrouve, il s’aperçoit que l’histoire fonctionne et que le titre est irrésistiblement entraînant, si on l’accompagne (ce que le corps propose de lui-même) d’une petite chorégraphie. La ménagerie du texte, sans prétention, n’est guère plus qu’une improvisation sur le thème des animaux sauvages, de la jungle, une association d’idées pleine de bonne humeur et de naïveté, qui ne dépasse pas la sollicitation d’un fonds commun, d’un imaginaire qu’on peut pointer du doigt comme un héritage post-colonial, mais tout aussi bien relever d’un bestiaire que les Occidentaux ont introduit (sur la base des récits mal assimilés des explorateurs) dès les premières explorations exotiques. Vallay ne s’embarrasse pas de crédibilité scientifique, de sens historique et cisèle un texte qui repose plus sur les allitérations et les effets sonores que sur la recherche de signifiant. On est loin de Rudyard Kipling et de Richard Francis Burton et plus dans le registre de la figuration spontanée de l’altérité à travers un lexique régressif et qui ne respecte aucune sorte de logique ou de codes. La chanson parle de dragon et de créatures fantastiques autant qu’elle incorpore des éléments sexuels (les petits kiwis en couilles, les ananas grivois en nichons juteux), poétiques et carnavalesques.
Dans l’île au soleil
Dans l’île aux merveilles
Y a des arbres en fleurs
Des dragons siffleurs
Et tous les enfants
Pour passer le temps
Chou pi ta pam comme des bambous
Des toumbas en chantant cet air là
Un deux trois
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu me donnes des noix de coco
Moi je te donne mes ananas
Cho Ka Ka O
Cho cho cho chocolat
Rikiki tes petits kiwis
Les babas de mes baobabs
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Au bord de la plage
Y a des coquillages
Et des caïmans
Des serpents rampants
Du soir au matin
Dans tous les recoins
Les grands boas, les pandas
Les babouins les pingouins
Chantent tous ce refrain
Un deux trois quatre cinq
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu me donnes des noix de coco
Moi je te donne mes ananas
Cho Ka Ka O
Cho cho cho chocolat
Rikiki tes petits kiwis
Les babas de mes baobabs
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu vas là-bas
Un jour tu verras
Des crabes-tambours
Et des poissons-chats
Des orange-outan
Des singes poètes
Des kangourous, des hiboux
Et même des loups-garous
Pour chanter comme nous
Tous en chur
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu me donnes des noix de coco
Moi je te donne mes ananas
Cho Ka Ka O
Cho cho cho chocolat
Rikiki tes petits kiwis
Les babas de mes baobabs
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Considérer que Cho Ka Ka O est une chanson raciste ou inspirée par une représentation racialiste de l’Afrique serait faire erreur sur le registre lexical dans lequel le compositeur a pioché. On peut certes y trouver des traces ou des associations d’idées qui reposent sur une représentation « erronée », historique d’une Afrique réduite à un exotisme bananier mais surtout y voir un type qui pioche dans un océan référentiel non structuré, mixte, festif et sans limite où se côtoient toutes sortes de créatures. Cho Ka Ka O s’inscrit dans le registre de la chanson presque comique et dont le ressort repose essentiellement sur les sonorités, une version cheap (et disons le, bas de gamme) de ce que faisait Trenet par le passé, de ce que pratiquait avec génie Bobby Lapointe et avec cette même jovialité débile Henry Salvador.
Histoire d’en inquiéter certains (à tort), on les forcera à s’infliger l’écoute de ce titre ENCORE PLUS CHOQUANT et qui figure sur le même album : La Banane. On vous aura prévenus. La bonne humeur ne passera pas par nous.