« Semblables et toujours différents« , cette formule qu’on réservait jadis au Wedding Present irait comme un gant à Frustration. Le successeur de So Cold Streams est à la fois mieux et aussi bon que son prédécesseur. On se dit étrangement la même chose à chaque livraison (soit tous les 4 ou 5 ans), comme si la production d’un nouveau disque consistait pour le groupe, comme on le ferait avec un logiciel ou un jeu vidéo, à proposer une version augmentée et « mise à jour » du cycle d’avant, une ré-ingénierie savante qui permet d’agencer les éléments-socle de la formule précédente et d’en produire une version nouvelle, plus percutante, plus actuelle, et au final plus pertinente. Frustration fait partie des groupes qui ne progressent pas, qui ne changent pas du tout au tout mais qui avancent comme nous, en faisant ce qu’il faut pour ne pas se répéter mais sans jamais se renier. Our Decisions n’est pas un reboot foireux avec de nouveaux personnages, un nouveau style et une NOUVELLE ambition, plus grande, plus visionnaire. Ce n’est pas non plus un préquel ou une suite à la noix, qui serait mise en vente pour satisfaire d’éventuels fans amoureux du surplace. Pas plus une réplique mise au goût du jour de ce que le groupe racontait avant. A l’échelle du rock indépendant, il n’y a peut-être que The Fall qui réussissait à se répéter avec suffisamment de radicalité et de hargne pour qu’on ne questionne jamais l’intérêt de leurs travaux. La hargne et la colère, l’engagement, la détermination : c’est peut-être juste ça qui fait la différence et permet à ces multiples reformulations de fonctionner aussi bien. Les thèmes survivent. Ils se prolongent, se transforment, s’éclaircissent. Et ça donne une série d’uppercuts majestueux, jamais redondants et qui donnent envie de monter au front et de danser en même temps.
Our Decisions est un grand et beau disque d’époque, lancé par son titre manifeste Path of Extinction qui renvoie la question écologique à la source de toute chose : l’exercice de la volonté collective et individuelle qui nous conduit à l’anéantissement. La production assurée en famille est soignée et mettra particulièrement en valeur tout au long du disque le rapport entre les sons punk et post punk (la prévalence basse/batterie notamment qui sonnent avec une clarté redoutable) et les apports synthétiques. Il y a chez Frustration un jeu avec les textures et les niveaux de punk (si l’on peut dire) qui est aussi un jeu avec les époques et les influences. La voix de Fabrice Guilbert est sur ce disque plus nasale et moins basse que sur d’autres enregistrements, ajoute au côté menaçant et étrange du disque. Path of Extinction se déploie dans une jolie progression à deux temps pour un impact maousse et augmenté quand vient la charge des musiciens. Sur State of Alert, on a affaire à un single quasi traditionnel, emballé en deux minutes et quelques, à toute berzingue et avec le renfort d’un écho choral millimétré. Une bonne partie des morceaux viennent par ce procédé (le chœur, le chant à plusieurs) renforcer cette idée qu’on n’a pas seulement à faire à un chanteur mais à un peuple ou à une foule qui s’exprime. Sur Omerta (l’un des deux titres chanté en français), on est doublement frappé par la voix de Guilbert, grinçante, cassante, et par les sonorités proto-punk à la Warsaw. C’est dur, très années 80, à cette époque où le rock punk français allait renverser le capitalisme dans les arrières-salles de banlieue rouge. Après ce morceau un peu étrange, Frustration aligne les titres impeccables avec l’enchaînement Catching Your Eye, puissant et virtuose, ample et presque romantique, et un Paws on The Game qui est l’un des titres les plus forts et réussis du disque. Guilbert y rechante un peu bas (disons dans son registre « Ian Curtis ») et est servi par un accompagnement remarquable où le fonds de sauce punk est doublé de couches de synthés addictives. Les transitions sont merveilleuses, pleines de suspense et enrichies par des effets de voix, des astuces de production (encore) qui donnent une matière extraordinaire au son. C’est à la fois beau, noble, puissant et un peu triste. Le texte est déprimant, comme affligé et ne trouve l’espoir que dans son rapport à la musique, martiale, qui inspire l’idée d’un soulèvement/redressement prochain. A l’image de sa pochette, Our Decisions est un peu plus résigné et colérique que le précédent disque, comme si le seuil de réaction avait été dépassé et qu’il s’agissait cette fois moins d’engager un changement d’attitude que de s’en prendre aux responsables et à nous d’avoir tout foutu en l’air.
Difficile de ne pas s’attarder quelques secondes sur un Riptide froid comme la glace mais aussi tubesque qu’un titre monumental de Depeche Mode ou des Sisters of Mercy. Là encore, le volume pris par le groupe à la production est éNORME. Les quelques notes de claviers après trois minutes subliment un morceau à la construction splendide et qu’on pourra réécouter dix fois en y découvrant à chaque reprise un petit truc nouveau. La deuxième partie du disque ne déçoit pas entre le classique brûlot punk, magnifiquement troussé, Pale Lights (une leçon de composition et d’exécution), et le titre électro-expérimental du disque, le chouette et curieux Vorbei interprété avec la chanteuse Anne Hammershoi. C’est inattendu et magnifique, audacieux et innovant. Glisser un tel titre témoigne de la sérénité et de la pleine confiance d’un groupe qui n’hésite pas à faire un pas de côté pour enrichir sa palette d’effets. Ce morceau un peu hors du temps est parfaitement positionné et agit comme une suspension poétique avant un final canon engagé avec un Consumés, qui fait partie de nos titres en français préférés du groupe. Frustration est revendicatif, engagé et au meilleur de ses ruptures de rythme. Le refrain est marquant, tragique, là encore mis en orbite par un maniement des guitares savants et qui rappelle (en plus puissant) les stop and go d’Interpol dans son jeune âge. Le disque se referme avec un Secular Prayer qu’on trouve très inspiré par les morceaux sacrés et religieux de Joy Division. C’est beau, plaintif comme un lamento, ralenti jusqu’au bouquet final où tout explose et éclate dans un ciel sonique en flammes. Autant dire que la conclusion est quasi parfaite, d’une puissance phénoménale et nous laisse comme des flans/sur le flanc avec l’idée d’avoir gravi une montagne.
Dans le registre qui est le sien, qu’il faut arrêter de qualifier de « restreint » ou de « vintage », mais disons « punk 3.0 » (au risque de faire tendance), Frustration nous offre avec Our Decisions une sorte de condensé de ce qu’il fait de mieux. Cet album est un grand disque actuel, intelligent et pétillant. On peut l’utiliser pour se morfondre, se flageller ou mettre le feu aux poudres. Dans le petit monde de l’entreprise musicale indépendante, ces mecs sont des héros de l’empowerement. Les écouter donne envie d’aller défier un ours ou une truffe Macroniste à mains nues dans la neige ou un défilé de la CGT.
02. State of Alert
03. Omerta
04. Catching Your Eye
05. Paws on the Game
06. Riptide
07. Pale Lights
08. Vorbei
09. Consumés
10. Secular Prayer
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