C’est un symptôme bien français : tandis qu’on attend avec une impatience un peu fébrile le nouveau disque d’Eluvium, on finirait par oublier que l’on a nous aussi, ici, la chance d’avoir notre Matthew Cooper à nous, le dénommé Sylvain Texier. Bien sûr, comme souvent, tout n’est qu’une question d’échelle : Ô Lake, le projet avec lequel il a pris la suite de The Last Morning Soundtrack n’a pas la renommée d’Eluvium, pas plus que son label, le rennais comme lui Patchrock n’a les reins solides du toujours passionnant label de Brooklyn The Temporary Residence mais tout ceci n’a rien de nouveau et comparer les marchés domestiques américains et français n’a juste aucun sens, et encore moins quand il s’agit de se placer sur le strict plan de la singularité artistique. Still, troisième album sous cette identité du rennais, apporte une nouvelle fois la preuve irréfutable qu’en matière de marché musical, pour faire carrière, mieux vaut parler anglais et exprimer son art de l’autre côté de l’Atlantique parce que pour le reste, que demander de plus ?
L’œuvre d’Ô Lake et plus généralement celle de Sylvain Texier depuis son départ de Fragments qu’il avait contribué à fonder est tout entière portée sur sa capacité à exprimer des émotions intenses à travers son instrument de prédilection, le piano, ou plus largement les claviers. Chaque nouvelle sortie d’Ô Lake s’affirme d’emblée comme un moment d’émerveillement, une plongée dans un univers sensoriel de toute beauté, dans ce bleu profond d’une pochette particulièrement mélancolique. L’homme est travailleur, perfectionniste et il lui aura fallu plus de deux ans pour venir à bout d’un disque qui transpire de cette recherche, peut-être sans fin, d’un idéal musical. La parenthèse Gerry, un spectacle de ciné-concert qu’il a monté en 2021 en s’inspirant de la bande sonore originale du film de Gus Van Sant, tout comme quelques singles intermédiaires (Souvenirs en 2020, Solace l’an passé) qui ont jalonné l’espace entre Refuge et Still lui ont permis d’explorer de nouvelles pistes, de peaufiner des idées, de s’affirmer comme un inlassable chercheur à la démarche artistique affirmée. Un cheminement également parsemés de concerts intimes au casque et de tournées de médiathèques essentiellement de l’ouest du pays qui l’amènent à ce nouvel album particulièrement abouti.
Il y a chez Ô Lake cette capacité à tenir l’auditeur en haleine, en deux ou en six minutes. Véritablement ambiant, la musique de Sylvain Texier est souvent qualifiée de manière un peu fainéante de « néo-classique », comme si la simple omniprésence de compositions au piano accompagnées de cordes, parfois nombreuses, suffisait à en faire l’héritier des grands compositeurs d’antan. Or, tout comme chez Rachel Grimes et ses formidables Rachel’s, Francis McDonald, Matthew Cooper évidemment ou encore Yann Tiersen, transparaissent dans cette écriture de fortes influences pop, rock ou électroniques qui rendent l’ensemble bien plus complexe qu’une simple étiquette voudrait le laisser entendre. Complétement muette, affranchie, mais comme tant d’autre des structures couplets/refrain, la musique d’Ô Lake véhicule à l’envie une puissance évocatrice peu commune. Sur Still, Sylvain Texier est constamment en recherche d’équilibre, entre l’acoustique et l’électronique et ne s’interdit aucune incursion rythmique à la batterie ou à la basse. Ainsi, l’album ne souffre d’aucune linéarité et au contraire, offre de belles envolées lyriques auxquelles répondent des morceaux plus intimistes, dépouillés.
D’un côté donc, un musicien seul face à son piano, droit comme un i, avec ses doutes, ses émotions, toute son humanité et la chaleur d’un instrument avec lequel on vient faire corps du bout des doigts, dont les pièces de bois d’une savante architecture interne viennent percuter les cordes et claquent à chaque touche, agissant comme une petite rythmique discrète mais structurante sur le très mélancolique Innocence ou le très émouvant Funeral écrit en hommage au père du musicien, parti pendant la création du disque. Parfois, pour se sentir moins seul, il convie quelques cordes, intimes sur December 30th où un quatuor de chambre lance le morceau qu’il finit par accompagner, majestueux sur Distance quand il se fait accompagner des quarante musiciens du Fames Project de Skopje en Slovénie qui font littéralement décoller le morceau.
Celui-ci, et les autres car au-delà de ces titres intimes, Still traduit surtout la (re)naissance d’un Ô Lake ample et épique, retrouvant par moment les ambiances complexes des premiers enregistrements de Fragments, en particulier lorsqu’entrent en scène les éléments rythmiques et électroniques. A la manière de l’un des maitres incontestés du genre, l’écossais Craig Armstrong, il laisse libre cours à ses envies d’arrangements hybrides et, tout en évitant le piège d’un excès de grandiloquence, propose des morceaux à l’architecture passionnante. Night Moves ou Here sont un peu jumelles, dessinant des toiles bleutées au piano et cordes avant de s’assombrir et de laisser éclater l’orage dans un tonnerre rythmique fracassant que viennent lacérer des synthétiseurs précis comme des éclairs. Avalanche le single et sa très jolie vidéo historico-fantastique bien que calqué sur un modèle un peu similaire brille par sa construction plus complexe, subtile et moins linéaire dans laquelle les éléments s’enchevêtrent dans une harmonie jamais prise à défaut. Mais c’est comme souvent en début et fin de disque, avec le bien nommé Everest et le délicieux Motions que l’on trouve les deux plus belles réussites d’un disque qui n’en manque pas. Deux morceaux à l’équilibre parfait, plus ouvertement synthétiques mais où l’analogique et l’organique s’enlacent dans un pas de deux d’une grande tendresse puissamment évocatrice. Ce moment précis où la musique d’Ô Lake n’a plus rien à envier à celle d’Eluvium.
Sylvain Texier n’a donc pas à rougir ; sans doute n’en avait-il d’ailleurs pas l’intention. Avec Still, loin d’être son coup d’essai mais assurément jusque-là son coup de maitre, il confirme sa place parmi les grands compositeurs d’ici ou d’ailleurs dont le travail, fondamentalement hybride et porteur de sens loin d’être uniques, se joue des étiquettes réductrices pour se focaliser sur ce qu’il a transmettre, des émotions puissantes et un humanisme à toute épreuve. Entrer dans Still, c’est accepter d’accompagner Ô Lake dans une démarche introspective dont on ne sort pas tout à fait indemne, la larme à l’œil, les poils hérissés, les pensées emportées dans un tourbillons d’images personnelles. Des images qu’Ô Lake accompagne de plus en plus sur les écrans, au gré des rencontres artistiques et des sollicitations plus commerciales qui pourraient lui permettre, comme d’autres avant lui, d’enfin se faire reconnaitre à la hauteur de son talent. Car cette musique de l’intime n’attend en vérité rien d’autre que de parler au plus grand nombre.