Jean-Daniel Beauvallet / Passeur
[Éditions Braquage]

8 Note de l'auteur
8

Jean-Daniel Beauvallet - PasseurPasseur, en définitive, n’en dit pas beaucoup plus que ce qu’on savait. Jean-Daniel Beauvallet était déjà tout entier dans ses articles, ses interviews et on s’est demandé en refermant son autobiographie-confession si on avait besoin véritablement de le lire pour comprendre « quelque chose de plus ». Mais quoi ? Qu’on aimait ce type pour tous les disques qu’il avait écoutés avant nous et puis qu’il nous avait fourrés entre les oreilles, toutes les questions qu’il avait posées pour nous, tous ceux qu’il avait croisés, rencontrés, adorés, pour nous, comme nous, à notre place ou de notre part. On n’a jamais eu de doutes quant à l’homme qu’il était, ni au fait qu’il ne nous ait jamais trahi. On l’a lu pendant tout ce temps, sans véritablement réfléchir à l’idée qu’il ait pu nous mentir ou nous induire en erreur. Cela n’en fait pas un frère ou un ami pour autant, pas même un intime, juste un journaliste dont on était persuadé que l’âme et le jugement étaient bons et avaient vaguement à voir avec ce qu’on pensait nous-même de la vie et du temps qui passe. Guide ? Compagnon de route ? Mentor ? Grand frère ? Dealer ? Passeur.

Marrant que le terme choisi par Beauvallet pour qualifier son parcours lui soit donné sur une carte, écrite par un ami, à l’occasion de son pot de départ des Inrocks. Étrangement, c’est presque l’unique moment intime (et tragi-comique) du bouquin qui dit beaucoup de choses personnelles (la maladie, les peurs, l’image de soi) mais, à l’image des chroniques de Beauvallet, reste quelque peu extérieur à son sujet, pudique à l’extrême et d’une sobriété presque impersonnelle. Les scènes d’intérieur sont peu nombreuses : la croissance des Inrocks, l’économie, l’intensité du travail, ce qui se passe autour, les relations humaines, les mauvaises passes, les échecs. Passeur est une autobiographie « janséniste » à l’image du critique JD. C’est un livre sobre, technique, chronologique, œcuménique (pas un seul mot méchant, une critique, un jugement) et qui n’en dit pas tant que cela sur l’homme, sur ses difficultés, ses amours, ses amitiés, ses moteurs. C’est un livre chaleureux mais qui ne dépasse jamais les limites qu’il s’est fixées. On perçoit son amour infini de la musique, des artistes, sa « conception du monde », ses valeurs mais pas tant que ça de son univers proche et de son esprit critique. En bon anti-Manoeuvre, Beauvallet se met peu en scène ou alors se donne un petit rôle dans le roman de sa vie, celui du type qui a voulu ce qu’il a été et a eu beaucoup de chance. Son passeur est aussi un révélateur, du type de ces produits qu’on utilisait jadis en photographie pour faire apparaître l’image. On ne sait pas de quoi il est fait. Son histoire se veut modeste, quand d’autres en auraient fait une odyssée. Elle ressemble à ses articles : droite, fabuleusement droite, emplie d’une chaleur évidente, d’un style, mais qui trahit peu (ou alors de façon contenue) l’émotion ou la fierté de celui qui parle. C’est cette technique-même qui a fait de Beauvallet l’un des plus grands critiques de ces quarante dernières années, un critique jamais péremptoire et persuadé d’avoir trouvé le Graal avant tout le monde, à contre courant donc de ces types sûrs d’eux et qui vous imposaient leur choix sans vous demander votre avis.

L’émotion de Beauvallet n’a jamais cherché à se substituer à la nôtre. Elle n’a jamais occupé toute la place. Elle n’a jamais été travaillée pour provoquer l’adhésion ou mettre le lecteur de son côté en le manipulant. Sa critique a toujours été une recherche d’équilibre entre le dogmatisme du jugement et la démocratie qu’appelle la subjectivité. Tout le contraire de ceux qui assuraient le spectacle ou vous imposaient leur vue. La rénovation critique portée par les Inrocks a été aussi politique que ce que la Nouvelle Vague a amené au cinéma. Le journal est mort quand il a cédé à la tentation de (prétendre) dire la vérité. Passeur nous apprend si peu de choses. Beauvallet écrit à un moment que le secret de Christian Fevret était qu’il voulait être et rester un « honnête homme ». C’est aussi ce qui ressort de son livre: l’honnêteté, la droiture, l’extrême fidélité aux idéaux de jeunesse, la sincérité et une fraîcheur presque enfantine conservée face à la musique.

Ce n’est pas grand chose mais cela ressemble à une cathédrale de sagesse pour ceux qui sont devenus adultes comme nous au tournant du siècle. Il y a bien le discours des origines, le père directeur d’hôpital psychiatrique. La mère qui suit. Chinon. Les premiers émois sur Bowie, puis le reste, le sentiment d’être à côté de la plaque qui donne envie d’être un jour en son centre. Les petits soldats du rock, les voyages, les anecdotes ici au minimum syndical, les Inrockuptibles, Jarvis, l’amour, l’Angleterre, Lenoir, Brighton, la jeunesse, les Mondays, Morrissey. Lou Reed aussi. Dérouler tous ces épisodes est à la fois un bonheur de lecteur, comme si on voyageait par procuration dans une époque qui, pour les mêmes raisons, était aussi la nôtre, un âge résolument contemporain et noble, mais aussi une légère déception. Est-ce que Beauvallet a mené la vie qu’on aurait aimé avoir ? Est-ce qu’il a vécu ce que vivent les roses ?

On a le sentiment que ce monde là est en train de disparaître et qu’il était bien peu de choses. Le livre échoue quelque peu à nous faire croire que tout cela n’est pas fini. L’auteur évoque ses enfants, quelques sources de joie qui pourraient faire penser à une relève ou à l’éternité du mouvement, des sons qui nous survivront. Mais il sent aussi parfois le sapin et résonne à nos oreilles comme un témoignage ou un mot de la fin.  Pour une raison qu’on ignore, plus on avançait dans la lecture et plus on pensait au Speedway de Morrissey.

All of the rumors
Keeping me grounded
I never said, I never said that they were
Completely unfounded
And all those lies
Written lies, twisted lies
Well, they weren’t lies
They weren’t lies
They weren’t lies

Tout était donc vrai. Il y a dans le Passeur de Beauvallet, toute la beauté et l’esprit de résistance de cette chanson, toute la noblesse du type qui s’est battu toute une vie durant pour croire en ce qu’il croyait… et qui sait que, comme tous les autres, sa vie n’est qu’un beau témoignage, une histoire qu’on oubliera ou pas, une trace qui s’effacera pour laisser la place à d’autres traces.

Beauvallet répète à plusieurs reprises que le commentaire n’est pas grand chose, que ce sont les chansons et les artistes qui comptent. Cela ne veut pas dire qu’il y aura été pour rien. Bien au contraire. Son Passeur est presque aussi beau qu’une chanson. Presque aussi cool que le titre 4 d’un troisième album. Presque. C’est ça qui est moche.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
[Chanson Mal Aimée #4] – Frankie Teardrop de Suicide : la pauvreté ne paie pas
Peu de chansons peuvent se targuer d’avoir inspiré un jeu pour la...
Lire la suite
Join the Conversation

3 Comments

  1. says: zimmy

    @Benjamin:

    Mettons qu’une des particularités de Beauvallet critique est de ne jamais avoir cherché à être une « plume ». Ce n’est pas un Lester Bangs, un Nick Kent, un Manoeuvre, un Viviant ou un Philippe Garnier. On ne lisait pas Beauvallet pour avoir un récit mythologique façon l’épopée destroy des Stooges selon Nick Kent ou pour retrouver un « style » d’écriture. Rien que ces derniers jours dans Télérama, lorsqu’il narre le concert des Smiths à la Hacienda de 1983, il en parle en disant qu’il était bien sûr conscient du caractère historique du moment mais sans pour autant en tirer la vantardise narcissique de celui qui était présent à la Bastille le 14 juillet 1789, en mettant l’accent sur l’osmose collective ressentie ce jour-là.

    Quand il dit que le commentaire n’est pas grand chose, c’est mignon de modestie mais l’histoire de l’art prouve le contraire. Proust qui se positionne contre Sainte-Beuve, la mise en avant d’Hitchcock par les Jeunes Turcs de la future Nouvelle Vague, celle du cinéma de Hong Kong par Gans. Que dire de Tarantino fasciné par le papier de Pauline Kael affirmant que Godard avait su voir la poésie présente dans un cinéma américain de série et la retranscrire dans ses films ? Et que dire du travail de Julian Cope sur Scott Walker/le Krautrock/le J Rock dont on parle désormais plus que son oeuvre musicale ? Et comment ne pas mentionner qu’on parle d’Elliott Murphy autant pour son petit euroculte que pour ses notes de pochette du live 1969 du VU? Est-ce que le discours critique sur le VU n’a pas autant contribué aux vocations musiciennes que le VU?

    Certes, on peut débattre de l’utilité des passeurs à l’heure de youtube et des réseaux sociaux, à l’heure où celui qui veut découvrir un groupe qui ne passe pas à la télévision n’a plus forcément besoin d’un Lenoir comme c’était le cas pour un provincial de ma génération. Mais ils ont fait leur oeuvre et resteront comme les souvenirs d’une époque où faire partager était un job à plein temps.

    1. Je suis parfaitement d’accord quant à la recherche esthétique du bonhomme. Beauvallet n’a jamais cherché à s’inventer un personnage. Il explique qu’il n’a jamais fantasmé outre mesure sur le fait de vivre en pop star, ne s’est jamais considéré comme autre chose que ce qu’il était à l’inverse des Manoeuvre et autres Kent qui ont plus ou moins singé les fringues, les modes de vie et les attitudes de leurs « sujets ». Beauvallet a su garder (dans quelle mesure, je n’en sais rien) une forme d’extériorité à ce monde et ne pas devenir un critique-star. Là où il a raison (même s’il surjoue bien sûr), c’est qu’il y a et qu’il y aura toujours un fossé immense entre le créateur et le commentateur. Je crois à ça. Aussi bon commentateur qu’on soit… on ne pèse rien du tout, sauf à produire une critique qui serait elle-même une oeuvre. Et là, c’est quand même beaucoup plus rare. Est-ce que Nick Kent a jamais écrit une chronique qui vaille autant qu’une seule chanson des Stones ou de je ne sais qui ? Est-ce que Simon Reynolds a déjà livré une analyse qui rivalise avec 2 accords de guitare de Noel Gallagher ? On peut penser que non, aussi estimables soient leurs contributions….

      1. says: zimmy

        Oui mais ce ne sont pas les mêmes domaines. Il faudrait plutôt se demander si Lester Bangs a pondu un article de valeur littéraire proche d’un Burroughs. Ou si le travail de Simon Reynolds a un valeur en tant qu’essayiste, car on parle d’abord de lui dans la presse comme théoricien du passéisme en musique.

        J’ai parlé du cinoche mais c’est un truc très particulier. Godard, Truffaut et Rivette ont pondu des papiers dont les cinéphiles parlent encore aujourd’hui mais peut être est-ce en partie lié au fait qu’ils ont fini par devenir cinéastes. Lire les critiques de Godard, c’est lire l’esquisse de ses films au travers du commentaire des films des autres. Quant à Pauline Kael, elle occupait une double casquette de polémiste star et de compagne de route des cinéastes: certains cinéastes du Nouvel Hollywood lui montraient leurs films non finis et plus tard un Wes Anderson avait essayé de lui projeter ses films non achevés.

Leave a comment
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *