Jean-Luc Le Ténia par Hervé Guillemain (1) : Gloire et passion à Coco Plage

Jean-luc Le Ténia Elvis
Avec son documentaire sur Jean-Luc Le Ténia Alors Je Fais des Chansons qu’on avait découvert lors d’une récente projection au Mans, l’épicentre du conte dramatique qu’est la courte et sombre histoire de ce chanteur aujourd’hui presque inconnu, le réalisateur Hervé Guillemain a livré un travail triplement remarquable qui permet de remettre un coup de projecteur sur l’œuvre monumentale de l’ancien “meilleur chanteur français du monde”, mort en 2011 (suicide), d’ouvrir une fenêtre intéressante sur le “bon usage” de la folie/des troubles mentaux/du vertige déraisonnable dans le rock et enfin de réfléchir au rôle des périphéries culturelles dans notre beau pays.

Son documentaire passionnant est une œuvre de cinéma à part entière qui est désormais promise à une belle tournée de présentations à travers le pays et qui méritait qu’on y revienne plus longuement avec son auteur. Par delà ce film, cet historien de 55 ans est aussi l’un de nos plus brillants connaisseurs de l’histoire de la santé au XIXème et XXème siècle, du champ psychiatrique et de tout ce qui a trait à l’internement. L’entretien XXL est proposé en deux parties et vous donnera probablement envie d’aller voir le film mais aussi de vous plonger dans la bibliographie du plus alternatif de nos universitaires. Même si, comme le confirme l’itinéraire de Jean-Luc Le Ténia, travailler et vivre au Mans n’est pas un atout, Hervé Guillemain s’en tire plutôt bien. Comme souvent, tout ceci est fait exprès. “Ce qui est étonnant, ce n’est pas qu’il y ait autant de personnes considérées comme folles, mais qu’il y en ait tant encore qui ne le soient pas devenues.” JG Ballard.

Vous êtes un historien spécialisé dans le domaine de la santé, de la folie en particulier. Comment en êtes-vous arrivé à tourner un documentaire sur le chanteur manceau Jean-Luc Le Ténia ?

Le lieu de la découverte du personnage est un colloque sur les dépressions modernes à Rennes en octobre 2023 où je devais intervenir en tant qu’historien des souffrances psychiques. Je ne sais plus trop sur quel sujet je suis intervenu, mais par contre je me souviens parfaitement de la rencontre le soir-même avec Quentin Dumoulin, un psychologue clinicien qui a des sujets d’intérêts très modernes, les réseaux sociaux notamment et qui est le grand spécialiste universitaire du personnage (il va publier un article bientôt que je vous incite à lire car c’est excellent). C’est lui qui m’a parlé de Jean Luc le Ténia lorsqu’il a appris que je travaillais à l’université du Mans. Ce n’est pas un hasard à proprement parler si j’ai entendu pour la première fois le nom du chanteur dans un cercle qui réfléchit aux mêmes thèmes que moi, c’est-à-dire la souffrance psychique.

Vous êtes entré en contact lors de ce dîner avec le nom puis la musique de Jean-Luc Le Ténia et j’ai l’impression que vous êtes parti assez vite sur l’idée de faire quelque chose autour de ce personnage. Qu’est-ce qui a vous a décidé aussi vite ?

Je suis engagé depuis quelques années dans la recherche de nouvelles formes de récits historiques. J’ai créé une plateforme multimedia, je me suis formé au podcast, j’ai contribué à une pièce de théâtre, et maintenant je travaille sur le film documentaire, notamment avec mes étudiants. Nous avons notamment ensemble réalisé un film sur l’histoire de l’UNAFAM (l’Union Nationale de Familles et Amis de Personnes Malades ou Handicapées Psychiques). Lorsque Quentin Dumoulin m’a parlé de Le Ténia, j’ai immédiatement eu des images en tête. J’ai su qu’un film était envisageable. Après j’ai fait mon travail habituel d’historien : j’ai cherché des archives, j’ai réalisé des entretiens. Le travail est venu concrétiser l’intuition.

Qu’est-ce qui vous a frappé à ce point durant cette « prise de contact » avec le sujet ?  Qu’est-ce qui vous a réellement décidé ?

Ce qui est immédiatement frappant quand on travaille sur cette histoire c’est la profusion d’archives. Jean Luc Lecourt a très tôt pensé la mise en archives de sa vie (jusqu’à mettre ne ligne ses bulletins scolaires). Il a été aidé dans cette œuvre par Tony Papin qui a créé un site internet très tôt qui comportait des chansons, des photos, des textes. Une des caractéristiques de Jean-Luc Le Ténia c’est qu’il enregistrait tout : ses soirées, la voix de ses ami.es, ses routines quotidiennes dans son journal. Il produisait énormément de dessins, de lettres, de chansons bien sur. Et donc pour un historien c’est à la fois une aubaine mais aussi un risque : on peut se perdre dans un tel océan de traces.

Hervé Guillemain

Vous aviez déjà travaillé sur l’image par le passé mais c’est techniquement je crois le premier documentaire que vous avez réalisé sur ce (long) format. Comment est-ce que vous avez travaillé ? Le film est réalisé en autonomie, et produit par vos soins. Est-ce à dire que vous avez tout fait vous-même ?

Oui cela peut paraître étonnant car beaucoup de gens imaginent ce film passer à la télévision. J’ai tenu à tout réaliser moi-même parce que le film est hommage au do it yourself, à celles et ceux qui font de l’art dans leurs garages ou dans leur chambre. Et donc le film n’a rien coûté. Mon laboratoire est équipé en matériel. Deux étudiants m’ont aidé lors des prises de vue d’entretiens. J’ai d’abord réalisé des entretiens seul sans caméra avec la douzaine de personnes qui sont dans le film, puis un second entretien filmé recentré sur les questions que je souhaitais aborder avec elles et eux. La méthode que j’ai donc expérimentée pour la première fois a bien fonctionné et les gens se sont confiés volontiers, m’amenant des reliques de leurs histoires communes avec Jean-Luc Le Ténia comme je leur demandais.

Vous vous êtes connecté à l’univers relationnel de Jean-Luc Le Ténia par l’intermédiaire d’un ancien étudiant à vous. Comment cela s’est-il enchaîné ? Est-ce que vous avez été surpris de voir assez rapidement toute la matière était disponible ? Entre les mains de ses amis et en partie déjà rendue disponible et très structurée ?

La découverte d’une photo de mon ancien étudiant Damien Fabre (you tubeur de renom aujourd’hui avec sa chaîne Religare) prise par Jean-Luc Le Ténia a été fondatrice de ma démarche. C’est lui qui m’a donné les premiers contacts et après quelques entretiens le cercle amical de Jean-Luc Le Ténia s’est ouvert à moi. Je crois que pour faire un documentaire il faut entrer un minimum en empathie avec son sujet. C’est ce que j’ai fait pendant six mois. Ce qui ne signifie perdre toute distance dans le travail cinématographique. Mais procéder ainsi c’est une leçon que j’ai apprise à la lecture d’anthropologues qui me sont chers.

Quelle était votre perception de Jean-Luc Le Ténia au début du tournage ? Et est-ce que cette perception du personnage a évolué au fil des interviews ? Je pense notamment au mouvement du film qui va sur le final « assombrir » la vision que vous en donnez.

Ecouter les chansons de Jean-Luc Le Ténia ou lire son journal c’est rapidement comprendre la complexité du personnage. Il a un côté attachant et ses chansons sont touchantes, sinon je n’aurais jamais passé un an à travailler sur cette œuvre. Et par d’autres traits il est tout à fait insupportable. Particulièrement sa relation aux femmes qui est un sujet qui s’est imposé dans le film. Tout le monde m’en parlait directement ou indirectement. Et puis c’est tellement structurant dans ses chansons qu’il fallait trouver la bonne manière d’en parler. J’ai surtout fait confiance aux interviewé qui ont guidé ma manière de monter le film. En effet la dernière partie (mais pas la conclusion) est plus intense (pas forcément sombre) car elle aborde la question des filles mais aussi de la religion et de la maladie mentale. Le début du film porte plutôt sur sa manière de produire les chansons. Il est sans doute plus facile de s’identifier à l’artiste de chambre ( le premier Jean-Luc Le Ténia du film) qu’à l’artiste en échec et confronté aux troubles psychiatriques. Mais en réalité ces deux dimensions sont là depuis longtemps. C’est mon choix de cinéaste que de faire évoluer le film ainsi.

Votre film fonctionne comme une « biographie orale », c’est-à-dire que vous racontez le personnage à travers des témoignages et sans vous exprimer vous-même ou apporter un commentaire théorique ou critique par-delà la parole capturée. Quel avantage présente ce dispositif selon vous ?

Je ne m’exprime que très peu en voix off, seulement lorsqu’il s’agit de préciser des faits et effectivement j’ai choisi de laisser la parole des interviewés s’exprimer. Mais un film est le fruit d’un montage. Et pour moi le film ne nait qu’au moment du montage. Mon point de vue se situe donc là, dans ces choix, dans ces articulations. Il est également dans la manière dont je filme le Mans après avoir écouté les chansons de Jean-Luc Le Ténia. Le film s’ouvre sur une scène filmée à Coco Plage, qui est un lieu important pour l’histoire de Jean-Luc Le Ténia autant que pour la mienne puisque j’ai passé beaucoup d’été dans mon enfance à venir dans ce lieu.  C’est une manière d’ouvrir le film par une forte dimension subjective. A chacun son Jean-Luc Le Ténia.

N’est-ce pas difficile lorsqu’on dispose comme vous d’un savoir universitaire sur… les symptômes de Jean-Luc Le Ténia de ne pas intervenir directement dans le récit ? De ne pas donner son avis ? De lutter contre la « tentation psychiatrique » ?

En fait en tant qu’historien de la folie et de la psychiatrie je me suis toujours efforcé de remettre l’individu souffrant au cœur du récit. Que je travaille sur les soldats de la grande guerre hospitalisés en psychiatrie, sur les patients diagnostiqués schizophrènes, ou sur les ensorcelés du bocage, j’assume de considérer la singularité de chaque parcours et de chaque vie par de là les grandes catégories psychiatriques. J’ai fait la même chose avec Jean-Luc Le Ténia.

Parlons de l’artiste lui-même si vous le voulez bien. Le documentaire en donne une image attendrie, bienveillante, souvent admirative (je reviendrai ensuite sur la 2nde partie qui est plus équilibrée). Qu’est-ce qui fait la justesse de son expression selon vous ? Qu’est-ce qui fait que ses chansons sont si touchantes ? Est-ce parce qu’elles évoquent la vie de tous les jours ? Ou est-ce parce qu’elles sont saisies pour ainsi dire en direct, directement capturées sur ses émotions ?

Il est toujours difficile de dire pourquoi des chansons touchent les gens, c’est assez mystérieux. Et puis à chacun son Jean-Luc Le Ténia ! Pour ce qui me concerne, je crois que ses chansons reflètent une complexité mais ont une forme simple. La simplicité c’est difficile à produire. Il y arrive et c’est souvent efficace aussi car il répète beaucoup dans ses chansons. Mais au fond c’est comme tous les tubes : quelque chose de simple et répété (même le Pen… a une femme et moi je n’en ai pas.. ). Mais il y a surtout le talent de l’artiste, ses trouvailles pour les refrains. Sa manière de chanter – il a une très belle voix – y fait beaucoup également. On sent toute la souffrance du sujet dans ses intonations (le succès). Jean-Luc Le Ténia c’est tout simplement un bon artiste qui arrive à transmettre ses affects dans une forme simple et efficace.

Derrière le besoin d’affection, l’humour, la tendresse, on sent souvent, et presque toujours chez Jean-Luc Le Ténia, une forme de détresse, de besoin d’amour critique, radical, de frustration aussi. Qui appelle à l’empathie. Mais parallèlement à ça, le côté « à vif » du chanteur conduit au mouvement contraire : un mouvement de recul et de méfiance vis-à-vis du dérangement qu’il représente. C’est le pendant naturel de l’empathie ?

Ce que le film montre bien à partir des entretiens avec le psychologue Quentin Dumoulin et ceux des amis du chanteur, c’est qu’il était difficile d’être longtemps ami avec Jean-Luc. Son comportement totalement désinhibé fascine mais il est aussi terrifiant. Il phagocyte ses proches en les enregistrant, en étant passeur il les parasite. Il a choisi un pseudonyme « le ténia » qui renvoie à tout ce monde de l’emprise intérieure effrayante d’un être qui épuise les corps. C’est pour cela qu’il ne faut ni voir mon film, ni lire Quentin Dumoulin, ni écouter les chansons, car sinon on n’en sortira jamais !

Est-ce que vous qualifieriez Jean-Luc de marginal ? d’outsider, le terme anglais est peut-être plus juste ?

Il est une figure du milieu underground d’une ville de province, c’est donc deux éléments majeurs pour définir sa qualité d’outsider. Je crois que son psychisme et son histoire lui empêchait de lâcher complètement son œuvre dans le monde, de perdre le contrôle, il est donc aussi un outsider par instinct de survie. Sa base c’est Le Mans, il en était l’âme – le film le montre bien et j’en suis persuadé – car son parcours et son positionnement reflète  ce qu’est cette ville : une ville d’outsiders, ou il est toujours nécessaire de faire deux fois plus d’efforts qu’ailleurs pour être reconnu. Je pourrai établir facilement un parallèle entre sa position de chanteur outsider et ma position d’universitaire au Mans qui doit lutter avec ses collègues pour survivre dans la région et le paysage universitaire français – et pour cela faire beaucoup plus que d’autres à Paris, Lyon, Nantes ou Toulouse. Son œuvre capte l’image du Mans qui quoi qu’on fasse restera toujours la même, prisonnière de son histoire et de sa géographie.

Seconde partie de l’interview

Le site de référence sur Jean-Luc Le Ténia

Photo : Jean-Luc Le Ténia et Elvis – source Tony Papin – site de JLT

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