Tricky / Maxinquaye (Reincarnated)
[Island Records]

10 Note de l'auteur
10

Tricky / Maxinquaye (Reincarnated)On devrait se contenter de poser ici l’info d’une réédition XXL de Maxinquaye et puis s’en aller. C’est après tout l’album le plus connu (le premier aussi) de l’immense artiste qu’est Tricky, 25-26 ans au compteur lorsqu’il se lance en solo et a l’idée (ou plutôt éprouve la nécessité) de faire chanter son ex-future épouse, Marina Topley-Bird (19 ans à l’époque des faits), sur ce qui restera, devant l’Histoire, l’un des 2 ou 3 monuments du trip-hop. Autant dire que Maxinquaye se situe une bonne division au-dessus de Portishead et probablement au niveau du Londinium d’Archive parmi les disques qui ont compté à l’époque. On peut penser, avec le recul, que Tricky est au moins aussi important que Massive Attack, même si au contraire du groupe, il aura parfois donné l’impression de ne pas évoluer aussi vite et de creuser inlassablement le même sillon. On a déjà largement commenté ses derniers travaux comme Fall To Pieces ou même sa biographie Hell Around The Corner.

On pourrait ainsi assez facilement se passer d’écrire un commentaire de plus sur Maxinquaye, sauf à considérer (ce qu’on pense) que Nearly God (1996) et surtout Pre-Millenium Tension (1996), deux albums qu’on considère un peu supérieurs et encore plus impressionnants que le premier, méritent eux aussi le même traitement. L’édition XXL de Maxinquaye se présente en 2 CDs ou 3 LPS et elle mérite tout de même qu’on s’attarde sur son contenu : le remastering du disque original (Abbey Road remaster) est une prouesse et a permis à Tricky de réarranger les niveaux sonores du Maxinquaye dont on se souvenait. Le toilettage est génial et, sur un système d’écoute même médiocre, sublime véritablement un disque dont la profondeur et les niveaux de champs/chant sont vertigineux. Ponderosa est une merveille et Black Steel révèle une dureté métallique et une complexité dans la mise en place qui sont vertigineux et enivrants. On ne va pas en rajouter avec Hell Is Round The Corner (le fameux titre qui partage son sample dit de la 36ème seconde du Ike’s Rap II d’Isaac Hayes avec le Glory Box de Portishead). La version de Tricky est pure comme l’eau. Là où Portishead mélange deux « mélodies », Tricky se contente d’une citation élémentaire qui définit son art : coller au plus près du son, porter à un stade jamais atteint l’art de la citation. Son Maxinquaye est musicalement une discothèque vivante, une entreprise de collage monumentale qui donne à voir son érudition et sa lecture des rythmiques. Là où certains se contentent de triturer le passé pour en reconstituer le son, Tricky le dépose à nos pieds et décide qu’il s’agit du futur. D’aucuns, comme l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem ont beaucoup écrit sur la modernité de Tricky, sur le caractère révolutionnaire de cet art de la citation, du collage sur lequel repose la force de Maxinquaye.

L’itinéraire du bonhomme invite à l’érudition et à la grande synthèse des genres. Le jeu entre les plans (apparition/disparition, la Belle/la Bête) est permanent et définit un espace du retrait et de la présence qui a la puissance d’expression et d’ingestion d’un trou noir lancé à pleine vitesse. La séduction qui déborde de Maxinquaye est aussi fortement liée à l’expressivité délicieuse du chant qu’il soit porté par Martina, sur la majeure partie des titres, ou par Alison Goldfrapp sur Pumpkin. La voix de Tricky elle-même a elle-même un rôle insensé sur ce disque : elle crée et détruit à la fois, se tenant parfois du côté de l’interprète, tantôt du côté de l’instrumentation. Le nouveau master est une illustration en actes et une version presque alternative du mix originel qui permet, pour le peu qu’on le fasse sonner fort et qu’on y revienne pas à pas, de contempler l’immensité du terrain labouré par l’artiste. Est-ce qu’Aftermath (le morceau qui lance la carrière solo de Tricky après avoir été refusé par Massive Attack) relève du seul trip-hop ? Est-ce qu’il n’est pas plus que ça ? Soul ? Rap ? Quelle époque au juste ?  La notion de temps est dépassée. Le corps devient lumière, fumée, s’évapore dans une brume qui fait passer aux tours de passe-passe fumigènes d’un Dracula avant de planter ses crocs dans le cou de sa victime.

Pour cette édition spéciale, Tricky a ajouté des lives de l’époque, des tas de remixes pour la plupart assez passionnants mais surtout mis en avant une réincarnation de six morceaux originaux (le Reincarnated du titre) dans la bouche/voix de ses interprètes d’aujourd’hui. Marina est évacuée, remplacée par Marta, Lucia et Sukie Smith. Ce n’est pas un détail du tout mais un authentique moment à la Truffaut (ou à la Lynch) qui va changer du tout au tout la lecture qu’on peut avoir des morceaux. Comme l’ensemble de la mise en sons est reprise également, l’effet produit peut être radicalement différent (ou pas) à l’exemple justement d’un Aftermath qui est littéralement transfiguré, épuré à l’extrême et techniquement « embelli ». Dans ce cas précis, on peut regretter l’ancienne version fragmentée et « dissimulée » mais au contraire tomber en complet ravissement devant la nouvelle version d’un Ponderosa réduit à trois fois rien et qui fait passer son ancêtre pour un titre chargé et hautement baroque.

Dans sa biographie, Tricky expliquait comment il avait fait reposer sa carrière sur l’idée d’enlever, d’ôter des sons, de mettre à nu. C’est le sens de son évolution et ce qui lui vaut sans doute d’être en partie déclassé aujourd’hui : l’époque n’est pas à la soustraction. Mais ce qu’il réussit avant et après est assez miraculeux. Les nouveaux titres portent sur eux le souvenir et la trace des anciens (le gimmick de clavier emblématique de Ponderosa a disparu) et deviennent de courts haïkus au contenu spectral et fantomatique de haute concentration. Hell Round The Corner n’est presque plus rien, simple vibration métronomique, écourtée et surtout privée de son sample scandaleux. Tricky lui-même (on le sait) n’y est (presque) plus comme si sa voix avait fini par être avalée, fusionnée par et avec le son de basse. Pumpkin est hypnotique, caressant et en même temps dissimule un puits sans fond, tendu sous nos pieds et nos rêves, pour nous faire couler à pic.

On pourra écouter aussi un peu plus loin les Rough Mix de quelques pièces pour tenter de comprendre la manière dont les plans s’organisent et s’agencent. L’architecte est un assassin, un gamin qui semble avoir un master plan qu’il est le seul à voir. C’est tout ça qu’on peut voir, entendre, réfléchir ici : la musique comme un monde, le son comme un étagement, un troisième plan au delà du temps et de l’espace. Une sorte de quatrième dimension dont des gamins géniaux héritent parfois d’une carte presciente.

Pour une fois, on peut/doit se payer la version chère d’une réédition parce que Maxinquaye Reincarnated est un foutu voyage cosmique digne de Star Trek ou de Battlestar Galactica, en plus d’une balade amoureuse et adolescente proche de Paul et Virginie. C’est le cadeau de Noël parfait.

Tracklist

Disque 1

01. Overcome (Abbey Road Remaster)
02. Ponderosa (Abbey Road Remaster)
03. Black Steel (Abbey Road Remaster)
04. Hell Is Round The Corner (Abbey Road Remaster
05. Pumpkin (Abbey Road Remaster)
06. Aftermath (Abbey Road Remaster)
07. Abbaon Fat Tracks (Abbey Road Remaster)
08. Brand New You’re Retro (Abbey Road Remaster)

Disque 2

01. Suffocated Love (Abbey Road Remaster)
02. You Don’t (Abbey Road Remaster)
03. Strugglin’ (Abbey Road Remaster)
04. Feed Me (Abbey Road Remaster)
05. Strugglin’ (Reincarnated)
06. Aftermath (Reincarnated)
07. Ponderosa (Reincarnated)
08. Hell Is Round The Corner (Reincarnated)
9. Pumpkin (Reincarnated)
10. Little Aftermath

Disque 3

01. Hell Is Round The Corner (1995 BBC Radio Session)
02. Strugglin’ (1995 BBC Radio Session)
03. Ponderosa (1995 BBC Radio Session)
04. Pumpkin (1995 BBC Radio Session)
05. Black Steel (Live At Glastonbury, 1995)
06. She Devil (Rough Monitor Mix)
07. Just For The Hate Of It (Rough Monitor Mix)
08. Overcome (Acapella – Rough Monitor Mix)
9. Black Steel (Rough Monitor Mix)

Écouter Tricky - Maxinquaye (Reincarnated)

Liens

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2 Comments

    1. Pour les un peu connaisseurs, les 2 disques sont vraiment intéressants. Je ne suis pas un fou du « son » mais même pour un observateur amateur la qualité du travail sur le disque 1 (l’original) est perceptible et permet vraiment de découvrir des choses nouvelles. En montant le son, ça vaut vraiment le coup. J’ai horreur de racheter des disques que j’ai déjà mais cette fois-ci on peut faire une petite exception.

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