On a le sentiment rare après avoir écouté deux ou trois fois le nouvel album de Kid Loco de pouvoir mourir tranquille. Le soulagement, la satisfaction et l’état de bien-être que procurent ces écoutes sont d’une même matière mystérieuse et presque mystique que l’émotion qui avait envahie le commentateur Thierry Roland au soir de la première victoire française de l’Histoire en Coupe du Monde de football. The Rare Birds relève pourtant d’une excitation toute autre : c’est un album magnifique en douze morceaux, paisible et doux comme une caresse et non un match flamboyant de 90 minutes en trois buts. Il inspire cette paix tranquille et accomplie (la tranquillitas romaine) que connaissent les hommes vertueux au soir de leur vie. Jean-Yves Prieur aka Kid Loco n’avait pas donné de ses nouvelles sous cet alias depuis quelque temps. Son précédent album, Confessions of A Belladonna Eater, est sorti en 2011, même si le Parisien n’a pas chômé depuis puisqu’il a participé à de nombreux projets collectifs (Motorville, My Own Ghosts notamment), collaboré à des musiques de série et réalisé divers travaux qu’on qualifiera d’utilitaires, à défaut d’être seulement alimentaires.
Toujours est-il qu’il y a nécessairement, chez un homme venu à la musique au début des années 80 et ses fans, un attachement au VRAI disque, publié sous son nom et qu’on tient en main, une mystique qui font de ces Oiseaux Rares un rendez-vous singulier. On entre dans l’album avec une pièce instrumentale et orchestrale belle à pleurer, intitulée Claire. Claire tient du trip-hop, de la musique ambient, du lounge et de la musique de film. Il s’en dégage une délicatesse, une légèreté et une pointe de tristesse qu’on retrouvera sur l’ensemble de l’album, comme si la musique de Kid Loco flottait au-dessus des mondes habités et des époques et s’exprimait avec le détachement baudelairien de ceux qui ont vu bien des choses. La musique est envisagée comme un voyage, une odyssée au long cours qui épuise et émerveille. C’est ce qu’exprime Soft Landing On Grass, l’un des plus beaux morceaux du disque, chanté par le vieux compagnon de route du Kid, Tim Keegan. L’ancien chanteur de Departure Lounge illumine de sa grâce naturelle une chanson au grain épais, baignée par la lumière du bord de mer, posée sur une plage de piano.
The Rare Birds fonctionne sur une alternance savante de morceaux chantés et de pièces instrumentales. L’ensemble impressionne par la qualité de son assemblage et l’idée que tout est agencé avec une logique presque implacable mais dont on ne perçoit ni les ressorts définitifs, ni les coutures. Venus Alice in Dub aurait, partout ailleurs, des allures de morceau de transition, mais, parce qu’il est placé à cet endroit précis, donne l’impression de dissimuler une vérité ou un secret qu’on guette sur chaque seconde.
The Rare Birds est une énigme, une étape en douze stations, alanguie et qui prend le temps de musarder. The Boat Song développe un motif minimaliste sur plus de huit minutes. Le titre semble n’aller nulle part sur sa première moitié avant d’exploser ensuite en une proposition jazz profuse et virtuose. On voit le monde s’animer avec le morceau, la confusion des foules, l’irruption du bruit, du tintamarre comme une source de dérangement et en même temps de vie révélant 1001 possibilités et alternatives. Il faut un certain aplomb pour proposer un tel titre à cet endroit, en sachant qu’il en perdra plus d’un en route. Kid Loco est un homme d’exigence et de pari dont la musique sonne aussi réfléchie qu’elle est spontanée, aussi cérébrale qu’elle est capable de se faire organique et éruptive. On sent à l’œuvre une sorte d’affrontement entre les forces de la raison et celles qui relèvent de la nature ou de l’inspiration. Le jazz arrive à point nommé pour répondre à ces questions qui, pour ainsi dire le constituent. Yes Please, No Lord ! joue de cette ambiguïté. Y aller ou pas ? En être ou non ? La composition hésite comme le dialogue qui se noue entre la trompette et les beats, sans qu’aucun vainqueur ne se dégage.
Il y a dans la musique de Kid Loco une hésitation et une errance modernes, la conviction que tout cela se fait peut-être pour rien et ne mènera nulle part. L’amour offre un moment de répit douloureux, plus qu’il n’assure un asile sûr et définitif. Olga Kouklaki offre avec Unfair Game à Kid Loco une contribution décisive sur une nappe synthétique sombre et incroyablement séduisante. Le single de The Rare Birds est une grande chanson sombre qui nous ramène à l’époque où Archive dominait le triphop du haut de ses ambiances crépusculaires. Unfair Game est le meilleur titre de Portishead depuis 20 ans, le plus clair et le plus ambitieux dans la retenue et la répétition. Aquarium Lovers en prolonge la tension sous la forme élaborée d’un drame romantique qui traduit la singularité de Kid Loco. Le projet aura toujours été de réconcilier la musique de films, le jazz français des années 70 et l’électro britannique des années 90. C’est peut-être ça l’idée : restituer le souffle de vie issu de la Nouvelle Vague, la liberté du punk et des 70s, la classe à la française, la légèreté et l’exprimer avec le langage d’une modernité un peu terne et en voie de mécanisation. Le trip-hop est autant une tentative de séduction qu’un permanent aveu d’échec.
L’album ne connaît aucun temps faible. Kid Loco prend le chant avec Sadie La Momo sur le beau duo intitulé Blind Me. L’aveuglement peut-il être la solution ? Faut-il se cacher les yeux ? Se laisser éblouir ? La sensualité a toujours été une porte de sortie chez Kid Loco. The Rare Birds ressemble en ce sens à Kill Your Darlings, l’album sorti en 2001. Il est moins ouvertement érotique mais on sent que les femmes constituent probablement l’alternative la plus sérieuse à la mélancolie, un baume pour le cœur, le sexe et tout ce qui s’en suit. Faut-il voir dans Bob’s Ur Unkle un hommage au priapisme des Happy Mondays ? Le titre n’en laisse rien paraître, même s’il déroule son motif festif et hédoniste avec beaucoup d’assurance. La dernière ligne droite est somptueuse. No Tether, enregistré avec Thomas Richet, n’est pas le morceau le plus relevé du disque. Il apparaît moins décidé et moins maîtrisé que les autres titres, plus brumeux et indécis, ce qui n’empêche pas le disque de rebondir vers un final confiant et généreux. Motherspliff Connection prend des accents de jazz rock new-yorkais, une inflexion hip-hop, pour nous mener dans l’ambiance enfumée d’un club Outre-Atlantique. On y baise, on y fume, on y rigole en buvant. The Rare Birds pourrait se terminer dans l’ivresse et l’oubli. L’Ulysse poétique et paumé des premiers morceaux n’a pas l’air décidé à rentrer chez lui. « How long am I Supposed to hold on ? » chante Olga Kouklaki sur The Bond, le magnifique et ultime petit caillou déposé par Kid Loco dans notre hotte-chaussure. Combien de temps doit-on encore continuer ? Combien de temps doit-on encore résister et supporter ? La tentation, la vie, la condition, tout ce cirque.
Il y a une ampleur et une majesté dans ce titre qui en font la clé de voûte déportée du disque, la pièce la plus ambitieuse et la plus impressionnante. The Bond mérite à lui tout seul le déplacement. Les deux dernières minutes sont un enchantement, presque éteintes, terminales. Elle ouvre un monde en le refermant sur lui-même, comme dans les ouvrages de science-fiction. Kid Loco semble avoir lu K. Dick. Il sait qu’on passe toujours deux fois au même endroit et que les portes d’entrée sont aussi des portes de sortie.
The Rare Birds est un album labyrinthe, un album chaleureux et où on perd facilement ses repères. C’est un album de variété et d’expérimentation, un album de joie et de larmes, un tombeau et un berceau à la fois. Sous ses aspects traîne savate, avec ses faux rythmes et ses arabesques, il parvient à dissimuler la vérité : il n’y a rien après, ni rien avant. Juste ça. La musique et ce qui vient pendant : l’ivresse, l’abandon, l’amour et sans doute la mort. The Rare Birds fait penser au Cantique des Oiseaux du poète perse Attar. C’est un vieux truc du XIIème siècle, mais l’histoire était déjà la même. Il y a les oiseaux qui ont du chemin à faire. C’est parfois cool, parfois moins mais il faut y aller quand même parce qu’il n’y a aucune alternative à la vie. Et aucune musique qui vaille cette année celle de Kid Loco.
Notre seul regret, mal placé, est qu’il n’y ait pas sur ce disque une chanson intitulée The Rare Birds. Cette notion d’oiseaux rares est une trouvaille magnifique et qui dit bien des choses. Peut-être une autre fois, lors de prochaines retrouvailles.
02. Soft Landing on Grass (feat Tim Keegan)
03. Venus Alice in Dub
04. The Boat Song ( feat. Crayolo Lectern)
05. Yes Please, No Lord !
06. Unfair Game (feat Olga Kouklaki)
07. Aquarium Lovers
08. Blind Me (feat Sadie La Momo)
09. Bob’s Ur Unkle
10. No Tether (feat. Thomas Richet)
11. Motherspliff Connection
12. The Bond (feat Olga Kouklaki)
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