« Crevé, je suis allé boire trois bières au Lézard en début de soirée, puis suis rentré chez moi. » 30 avril 2011. Malgré nous, notre lecture entière du Journal de Jean-Luc Le Ténia, chanteur manceau qui a mis fin à ses jours dans son appartement, le 3 mai 2011, aura visé à aboutir à cette dernière entrée : pour savoir, pour comprendre, pour découvrir la supposée clé d’une existence épuisée quelques jours plus tard. L’édition des 336 pages du Journal de Jean-Luc Le Ténia a ceci de terrifiant et de glaçant qu’elle ne se justifie, d’une certaine façon, que parce qu’on en connaît ou qu’on en recherche la fin. De clé de l’histoire, il n’y aura évidemment pas. La figure du chanteur reste cadenassée jusqu’au bout, avare en émotions et mise en abîme par le spectaculaire précipité des dernières années recensées ici (les entrées rétrécissent et ne rapportent plus que des informations élémentaires). Jean-Luc Le Ténia est-il une légende ? Fait-il partie des types qu’on a choisis de manière posthume de glorifier ou de ne pas oublier pour se faire pardonner (collectivement) de ne leur avoir accordé aucune place véritable ? Revoir aujourd’hui son impeccable prestation au Grand Journal devant Ariel Wizman, Bernard Montiel et Stéphane Bern est un crève-cœur et met mal à l’aise. Jean-Luc Le Ténia est-il une anecdote de l’histoire ? Ou le symbole de la faillite inévitable (et un brin magnifique) du rock alternatif ?
Disponible de longue date sur le net, l’édition reliée de ce journal est intéressante à plus d’un titre. C’est un journal humain et plus qu’humain qui s’étale sur une longue période, entre 1997 et 2011. Ce sont près de quinze années qui s’écoulent devant nos yeux, au jour le jour et bien que le journal soit souvent écrit et réécrit à rebours. La période est suffisamment longue et les entrées suffisamment développées pour qu’on se fasse une petite idée de la vie de cet homme. Le diariste se refuse de manière quasi pathologique à décrire ses états d’âme. On ne sait jamais si Jean-Luc Le Ténia s’est amusé, s’est ennuyé, s’il est heureux ou malheureux. En cela, la lecture est à la fois pénible et passionnante. On croyait jusqu’ici que les journaux intimes étaient l’occasion de se parler à soi-même ou de se confier. Celui-ci ressemble plus à un emploi du temps ou au carnet de notes de Bartleby le scribe. Un anti-journal où l’émotion est toujours une émotion supposée, voire projetée par le lecteur depuis la peine, la déveine ou l’euphorie qu’il suppose. La vie de Jean-Luc Le Ténia ne manque pourtant pas d’événements. Les premières années fourmillent de rencontres, de concerts, de succès potentiels. Le chanteur écrit et chante beaucoup. Il est dans la vingtaine et cela ne marche pas si mal. On croit avec lui à la possibilité d’une reconnaissance. Sera-t-il le Daniel Johnson français comme il le souhaiterait ? Deviendra-t-il la coqueluche des milieux branchés ? La question n’est jamais posée en ces termes mais c’est peut-être ce qui aurait pu arriver de pire ou de meilleur à Jean-Luc Le Ténia.
Le livre ne donne aucune indication sur sa mécanique de composition. Les chansons semblent s’écrire toutes seules, au fil des rencontres et des apéritifs. Les clips. Les chansons. Sa production est sans limite. Ceux qui sont familiers de son œuvre savent qu’il y a parmi les plus de deux mille chansons des centaines de chansons incroyables. Celles qui sont réunies sur son disque le plus connu : Le Meilleur Chanteur Français du Monde, en donnent un aperçu assez juste. Le Ténia atteignait souvent une justesse dans l’émotion déchirante et pince-sans rire qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la chanson française. Il y a des dizaines de chansons qui traînent sur le net et qui sont tout aussi belles que celles qui figurent sur ce disque. Le chant est inégal mais il se reconnaît entre mille. Certains vers sont irrésistibles.
Le journal manque parfois de caractère. On aimerait en savoir plus. S’il a couché avec certaines des filles qu’il rencontre, ce qu’il a pensé des accueils parisiens qu’on lui réserve. Pourquoi est-ce que son intégration au petit milieu culturel alternatif ne s’est pas faite jusqu’au bout ? Est-ce que certains sont responsables de quelque chose ? Le succès se refuse finalement à lui et on voit l’homme peu à peu s’isoler et se concentrer sur son existence provinciale. Le Mans, une marque. Il se produit moins en concert mais reste suractif artistiquement. Aucune frustration ne s’exprime dans les centaines de pages qui rendent au final assez bien la sensation d’ennui et de répétition. La lecture des trois centaines de pages devient plus pénible passée la moitié, comme si on saturait à force de se frotter à cette existence qui ne semble plus être tournée vers la reconnaissance, la vie sociale et le monde public. L’homme nous échappe. Est-ce lui qui ennuie ou ce qu’il fait ? Que fait-il des centaines de films qu’il ingurgite ? Est-ce qu’il écoute encore de la musique ? Sont-ce les rêves de cet homme qui ne sont pas assez grands ou lui qui n’était pas à leur hauteur ? N’est-ce pas plutôt le mirage qui l’accable et la petite vie qu’il mène (si semblable à la nôtre) qui nous dégoûtent ?
La lecture de ce Journal n’est pas anodine. Elle met en scène d’une manière brute et plus sèche que le sable sec, une existence simplement humaine dans ce qu’elle a de plus radical : sa déception fondamentale, la dilapidation de sa finalité. On se prend à souhaiter que la compilation de reprises par Gontard! sortie récemment, que l’édition de ce Journal, et que les possibles travaux compilatoires à venir réussissent à lui conserver ce statut de « légende » qui est-elle-même au cœur de son œuvre (voir le documentaire ou la chanson Teniamania). Mais on en doute sérieusement. Le monde dans lequel nous évoluons a besoin régulièrement de se ressourcer en honorant, contre son propre cours, des anti-héros négligeables. Il n’est pas certain qu’on se souvienne encore de Jean-Luc Le Ténia dans cinq ou dix ans. Les centaines de personnes qu’on croise dans ce livre, ses amis ou ses connaissances, vieilliront et disparaîtront avec lui. Il aura bien vécu à sa manière. Il aura créé et il aura cru. Il aura chanté et il aura existé probablement plus intensément que la plupart d’entre nous. Cela n’aura bien sûr servi à rien ou alors pas à grand-chose. Mais c’était sûrement ce qu’il fallait faire à ce moment-là. Jean-Luc Le Ténia aura essayé. Sa vie et ce qu’il laisse derrière lui montrent qu’il a un peu réussi. Comme chacun d’entre nous, juste un peu, mais pas trop quand même.