Trop longtemps mise sous tutelle de Justice, la moitié du groupe à bouclettes, Gaspard Augé, s’émancipe pour faire son petit bonhomme de chemin en solitaire. Après le divorce des Daft Punk, leurs rejetons font pareil. À cela que cette séparation n’est que temporaire, le couple ne battant pas tant de l’aile. Aller voir ailleurs et expérimenter de nouvelles choses : c’est toujours bon pour rallumer la flamme artistique d’un couple.
Justice à une vitesse
De nos jours, 17 ans de concubinage avec Xavier de Rosnay, presque sans se faire cocufier, cela force le respect. On posera un voile pudique sur la légère incartade de Gaspard avec la bande-son composée pour Rubber de Quentin Dupieux, alias Mr. Oizo : c’est un cousin de la famille Ed Bangers Recordings (chut…!). Il était temps de partir du foyer et d’avoir « sa chambre à soi », comme disait Simone de Beauvoir. Le timing est parfait : Gaspard Augé nous balance aux esgourdes deux nouveaux sons composés uniquement par ses propres mimines, issus d’un premier album à venir le 25 juin : Escapades. L’été s’annonce ardant…
Car oui, de nombreux producteurs électro français ont senti le filon venir : sortir leur album peu ou prou pour la réouverture des restaurants, des discothèques et des boîtes échangistes. Rien de mieux pour tapisser le fond sonore de vos aventures estivales ; encourager les folies juvéniles. L’amour et la danse ; la violence et le sexe ; la drogue et les fêtes : bref, la vie quoi… mais en double ration, histoire de rattraper l’année perdue! Le ministère de la Justice vous salue…
Retour à la case maison
Écouter Force Majeure revient à appeler le Doc : coups de cymbales furieux, tempo entreprenant, notes de synthé aigues. Ne manque plus que la Delorean et hop, direction année 1985, avec Easy Lover se substituant progressivement au titre de Gaspard à mesure de la remontée du temps. En effet, on pense tout de suite à l’énergie euphorisante du titre de Phil Collins et de Philip Bailey. Easy Lover avait un panache qui était probablement plus dû au membre des Earth, Wind & Fire qu’à notre Phil Collins. Mais Gaspard Augé a dû piquer à Phil la prestance intimidante de ses symbales, très imposantes (« pompières », diront certaines mauvaises langues). Il suffira de peu pour que votre Shazam cérébral établisse un rapprochement avec le score de Miami Vice, où Collins y figurait comme un invité de choix (avec In the air tonight, entre autres), mais surtout de certaines thèmes de Jan Hammer, le compositeur en chef. Il y a le son de cette époque dans Force Majeure : sans doute que le petit Gaspard a dû s’enquiller les VHS en cachette (ceci expliquerait-il son amour pour la justice expéditive?). En tout cas, la série offrait un parfait camaïeu d’artistes et de sonorités qui auront fait des années 1980 une décennie qui dure… encore en 2021. Que l’on surestime ou non l’influence (même si l’on ne croit pas tant se tromper) : sans ces artisans du disco, de la funk et de new wave, point de french touch. La face de l’industrie musicale serait toute autre, car la musique n’est que filiation.
Quid des influences contemporaines? La chromatique rutilante des notes de Force Majeur nous évoque dans son excellente dernière minute le duo Oliver, qui, en matière de synthwave, était ce qui se faisait de meilleur ces dernières années : leur musique était impressionnante dans leur manière de recycler les sons disco et new wave et de les coordonner de manière contemporaine, sans sombrer dans une retrowave lourdingue. Augé la frôle, sans jamais la tamponner.
Mais donc… cela veut dire que… les bruitages foutraques d’une French touch 2.0 rebelle – celle tournée vers le futur – des albums † [Cross] et Audio, Video, Disco… c’est terminé? Peut-être bien, oui : car le dernier Justice, Woman, était presque un retour à une musique de l’enfance, posée. Même l’approche bruitiste et rock électronique commençait légèrement à s’évaporer dès Audio, Video, Disco. En fait, on avait senti que le duo venait plus d’une école pop pointue écoutant les Buggles ou les Ténèbres des Goblin, que de la scène techno pure. La quarantaine passé, Gaspard Augé retourne au bercail des souvenirs et puise dans les pots de confitures. Finie la musique contestataire et ses bidouillages, celle qui les voyait triompher dans le docu-tournée complètement décadent du frère Romain Gavras, où nos dandys puceaux, un poil stoner, toujours poseurs, mais jamais vaniteux, rencontraient l’Amérique pubère de Paris Hilton et Jersey Shore, en recherche de sons outrageusement punk : une musique pour faire chier les parents.
Comparution immédiate
En tout cas, beaucoup plus punk que les « Daft snob« . Leur musique a pris un virage à partir de 2016, délaissant le rock technologique à coups d’onomatopées technologiques (grésillement, filtres, etc.) impressionnantes certes, mais un peu vaines, pour une musique peut-être plus conventionnelle à l’ouïe, mais tout aussi rutilante. Un retour aux sources peut-être dangereux pour leur position progressiste de la scène électro. Car leurs concerts étaient reconnus comme des spectacles de son et lumière uniques, et les mix n’incluaient aucune musique autre que la leur (tout comme… vous savez qui). Une hérésie dans l’histoire de la house (basée sur le partage) que seuls quelques rares élus peuvent se prévaloir, les engonçant ainsi dans une stature de DJ heroes.
Gaspard Augé persévère dans cette trajectoire vers le mélodieux. Sa musique s’éloigne des furieux Boys Noize et The Bloody Beetroots, pour mieux ressembler à celle de The Knocks. Peut-être qu’il en est mieux ainsi. Mais qu’il se rassure : bien que moins expérimentale, la patine pionnière du groupe et la maîtrise du bon goût subsistent. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui nous dit que ce zig-zag néo-rétro prononcé n’est pas, lui aussi, d’une certaine manière, un acte contestataire face à l’enlaidissement du monde? La meilleure réponse, reste peut-être à grignoter des madeleines de Proust.
Le second titre dévoilé, Hey!, pointe le bout de son naseau dans les années 1970. Dans cette cavalcade fiévreuse d’un violon devenu fou, on pense tout de suite au charme désuet des western spaghettis avec Ennio Moriconne sur la selle ; on est prêts à voir Louis de Funès surgir en Don Salluste dans La Folie des Grandeurs. La statue de l’amiral Michel Polnareff n’est pas bien loin, et les chœurs y sont. D’ailleurs, on nous signale un titre très similaire chez les confrères de La Femme, avec Lâcher de chevaux dans leur dernier album. Comme quoi, l’heure est à hier.
Les deux titres sont chacun assortis d’une courte pastille, dont un où l’on voit – durant une minute, on pense qu’il s’agit d’un teaser au futur clip – Gaspard Augé dans une vieille usine turque prêt à bourinner de la cymbale. Cette vignette, ne contenant que la première minute du titre, n’est pas d’un grand intérêt si elle reste sans suite. Mais bien que d’un absurde incompréhensif pour l’instant, il est très bien lustré par une image chromé du plus bel effet. On pourra en dire tout autant de celui qui accompagne Hey!, où un Hun à polka foule les steppes en violonant un Stradivarius.
Ces avant-goûts annoncent un album plus référencé, moins bruitiste, où souvenirs doux d’un enfant du rock et grammaire électronique se conjuguent au passé. On ne sait pas encore à ce stade si Gaspard aura fricoté avec d’autres, ou s’il se bornera à l’onanisme musical. Mais la séparation a quelque chose de fertile.
Sortie le 25 Juin d’Escapades
Label : Ed Bangers Record / Genesis / Because Music