On y est : 2021, année de combat et de misère mais aussi d’espoir et de possible renaissance. Avec l’album de The Notwist et le deuxième disque des Anglais de Shame, Drunk Tank Pink, l’année tient ses deux premières balises musicales. Le premier est subtil, intelligent et sensible. Le second est tonitruant, rentre-dedans et parfait pour engager le combat et relever la tête. Ce qui ne veut pas dire, à l’inverse, qu’il soit idiot et bas du front. Bien au contraire, l’évolution entre le premier album et le deuxième est intéressante et témoigne du travail accompli par Eddie Green et les siens pour se renouveler et élargir leur spectre musical.
Drunk Tank Pink démarre par un Alphabet insurrectionnel et qui semble faire écho à la situation de diktat sanitaire dans laquelle on évolue. Le message est punk, direct, frontal : « Now what you see is what you get. Please smile when you tell you to….. ». La rythmique est vive mais légèrement décentrée façon math rock pour créer du dérangement tandis qu’un petit pont instrumental vigoureux après deux minutes fonctionne comme une bombe incendiaire. On retrouve à la suite un Nigel Hitter, beau et maladroit comme du punk à l’ancienne, rustique et emmené par le sens du refrain inné qui caractérise le groupe et a (souvent) fait le sel de la pop anglaise. Le morceau est moyen mais l’idée que le groupe s’en fait le transforme en quelque chose de valable. La mélodie vocale semble se prolonger sur Born In Luton avant de partir sur une autre séquence après une minute. Les guitares ralentissent, la rythmique se pose et on entre dans un territoire un peu nouveau pour le groupe qui rappelle la Fat White Family, passant du combo punk à une sorte de fusée psyché rock. La musique de Shame est pleine de gravité, dense et impressionnante sur ce titre. Le texte l’est tout autant, pesant, triste et mélodramatique à souhait :
There’s never anyone in this house
I’ve been waiting outside for all of my life
And now I’ve got to the door there’s no one inside
When are you coming back?
When arе you coming home?
I’ve been kicking the curb, I’vе been chipping the stone
Parle-t-on seulement d’amour ou faut-il y avoir aussi une métaphore sociale et politique ? Il n’y a personne dans la maison, que le vide de l’attente. La production est épatante et souligne la modernité du disque qui rappelle les premiers pas des Arctic Monkeys mais aussi la pertinence affolée de vieilles légendes comme les Kinks. March Day fait écho au Spent the Day in Bed de Morrissey : l’histoire d’un gars (qu’on imagine sous cachetons) qui refuse de se lever car il n’en a plus le courage, tandis que la musique délirante l’invite au contraire. Shame réussit avec cet album à concilier un certain esprit de sérieux, à inviter à l’engagement et à la critique, en ne cédant jamais sur le potentiel de divertissement de sa musique. L’ensemble est délibérément irrévérencieux et non domestiqué, donnant parfois une impression de dispersion et de désinvolture, alors qu’il ne s’agit jamais que d’inspiration. Tout est ici sujet à emballement comme si le groupe ne pouvait pas retenir ses idées, ses coups de génie mélodiques. On pense à Pavement qui, à son zénith, n’arrivait jamais à mettre moins de deux ou trois chansons en une. Water in The Well est géniale à cet égard, chanson gigogne, passionnante de bout en bout et qui s’ouvre au fil des couplets sur d’autres dimensions. Snow Day est tout aussi réussie et déstructurée. Shame évolue dans un autre style une fois encore, spoken word à la Lou Reed, désabusé et théâtral, où un type va se percher en haut d’une colline enneigée pour s’asseoir et mourir de désespoir (amoureux). Le caractère presque avant-gardiste de l’arrangement est assumé, mais s’affirme paradoxalement avec beaucoup de lisibilité comme s’il ne s’agissait (en apparence) que d’un autre titre punk rock. La puissance dégagée par la section rythmique est époustouflante et fait de ce morceau l’un des plus grandioses d’un disque qui épate de bout en bout.
On avait aimé Songs of Praise pour son évidence et sa brutalité. Drunk Tank Pink est un grand disque d’affirmation. On se situe ici au cœur du moteur rock britannique : là où oeuvraient jadis (pour un temps ridiculement restreint) les Libertines, Oasis ou d’autres, cet instant où la rage, la virtuosité pop, l’inspiration, la colère se mêlent pour offrir un prodige incandescent, adolescent capable de rassembler culture populaire et exigence critique. Shame enchaîne un Human, for a minute adulte et presque barbant et un coup de pelle dans la gueule régressif et punk comme Great Dog. On se connecte en quelques secondes sur l’ADN d’un groupe au registre étendu et sans limite, comme s’il s’agissait d’offrir à nos oreilles un reboot ou une synthèse moderne de tout ce qui s’est fait avant. Ni neuf, ni vieux, juste ultra présent et vibrant sous l’impact.
Les pouvoirs publics avaient raison, se dit-on en écoutant le brûlot 6/1. La variante anglaise a une capacité à se répandre plus rapidement que toutes les altérations virales. Elle se transmet à une vitesse hallucinante et peut s’avérer plus dangereuse et perturbante que tout ce qu’on a entendu avant. Ceux qui regretteront le manque de discipline d’ensemble ou les changements de ton qui interviennent sur ce disque n’auront rien compris. L’avenir est à la dispersion, au désordre et à une anarchie maîtrisée. L’enchaînement 6/1, Harsh Degrees est brutal, merdique et magnifique. La bande se coupe à la barbare. On y est. On y est plus. Drunk Tank Pink est un miracle. Le final, Station Wagon, est la meilleure chanson du disque, un titre ambitieux de plus de 6 minutes. On pense à Lou Reed encore mais aussi aux irlandais de A House ou de Whipping Boy. C’est une leçon en soi. Une formidable affirmation d’ambition.
Shame est tout sauf un feu de paille. C’est un baril de dynamite, planqué dans l’armoire à pharmacie d’une Angleterre qui ne sait plus trop où elle en est.