En mettant un peu d’espace entre ses productions solo, Malcolm Middleton réussit à chaque fois à surprendre et à créer un effet d’attente qui nous amène à guetter les petites variations dont il fait bénéficier sa musique avec une certaine excitation. Si la matière première (des histoires personnelles, pas mal de tourments, de peine et d’amertume) varie peu chez lui, c’est la forme qui, ces derniers temps, est devenue un enjeu majeur. A la sortie de la tournée qui accompagnait Waxing Gibbous en 2009, il y a presque dix ans, Middleton avait annoncé qu’il en avait un peu soupé de sa formule acoustique et qu’il rechercherait quelque chose d’autre à l’avenir. Cela a donné plusieurs projets divergents comme le magnifique Human Dont Be Angry en 2012, hommage appuyé quasi-instrumental à son adolescence et aux années 80, ou le plus récent (2016) Summer of 13, dernier disque en date mal-aimé car justement écartelé entre les genres et les ambiances. Sans doute fallait-il écouter cet album pour être mis sur la piste de ces Bananas, à la pochette sans rapport avec celle du Velvet Underground, que Middleton a dessiné lui-même pour tromper l’ennui.
(si vous êtes fan d’Arab Strap, on vous conseille vivement de lire cette chronique jusqu’à la fin)
Bananas est un album somptueux, chaleureux, désabusé mais généreux et accueillant. Malcolm y accueille le chaland les bras grands ouverts avec un Gut Feeling en forme de bilan personnel. Le chanteur s’y présente revenu de tout (l’amour, la drogue, etc) mais près pour de nouvelles aventures humaines sans acrimonie, ni poids aux chevilles. La seconde partie du morceau est particulièrement réussie, très personnelle. On y retrouve un Middleton au pied de l’arbre de Noël considérant le monde et les personnes qui gravitent autour de lui avec une distance bienveillante. Gut Feeling est un titre qui donne une énergie folle et témoigne du parcours de l’homme orchestre d’Arab Strap, âgé désormais de 45 ans. La suite s’engage sur le même mode, à la limite du primesautier, en paraissant s’amuser avec son titre à contre-emploi : Love Is A Momentary Lapse in Self Loathing. La définition fait mouche : l’amour est une suspension temporaire du dégoût de soi. Le clavier conduit la danse et instaure un climat de piano-bar invitant l’auditeur (et le public) à reprendre le refrain en chœur. Et quel refrain bon sang : « Fuck off with Happiness. Love is A Momentary Lapse in Self Loathing », chante un Middleton, le sourire aux lèvres, en ayant échappé au pire. « You are the worst piece of shit that ever lived. » Les 8 titres de Bananas viennent de l’après-trou noir, du temps de l’après-dépression, de ce moment si particulier où le goût du désespoir est encore au bord des lèvres mais où l’on s’aperçoit que tout ceci n’était qu’une pièce de théâtre qu’on a mise en scène et donnée (à soi-même et aux autres) pour échapper à son malheur.
Le syndrome Buzz L’Eclair
Toute la musique de Malcolm Middleton (avec ou sans Arab Strap) est une musique vouée à échapper à notre condition, à s’amuser de ce qui n’est pas drôle et à en faire, dans la tradition celtique, une forme de légende ou de conte qu’on se passera (ou pas) entre les générations. Bananas est une réussite exemplaire à cet égard, proposant une sorte de radiographie de l’homme blanc de 40 ans, évoluant en permanence entre deux eaux, qui est à la fois juste, attachante et un peu triste. Middleton est englué dans ses propres souvenirs. Il pleure comme une madeleine en considérant le chemin parcouru, ce qu’il a perdu et ce qui ne reviendra plus. Buzz Lightyear Helmet, au titre étrange, renvoie au personnage de Toy Story emblématique de ce sentiment. Un brin crâneur et bravache, le robot, ami de Woody, est déchiré par la seule vérité qui vaille : il ne sait pas voler, il n’a aucun pouvoir. Toutes ces apparitions ne visent qu’à faire comme si… et à instaurer un système (de parole, de courage, de subterfuges) destiné à compenser sa condition d’homme (ou de jouet en l’occurrence) commun. Middleton est timide, faible et fragile. C’est ce qu’il chante depuis vingt ans, transformant ce qu’il est en un être, guitariste et frontman, alternatif et admirable.
Il y a des morceaux insensés parmi les huit titres de Bananas, des morceaux déchirants comme le splendide Twilight Zone, l’une des belles plus chansons de l’année à travers laquelle Middleton revient sur le pouvoir de transformation et de spoliation de l’écriture. Le jeu de guitare de Middleton est tout en toucher. « There is nothing worst then a successful Scotsman….he’ll turn you into an anecdote/ Critics ignore this is how you create something/ There is a fire in my guitar/ There is a fire/ back to you… i ‘m living in The Twilight zone. » On pourrait reproduire intégralement le texte ici, tant il a de richesse et d’intelligence. Middleton évoque, dans une théorie très baudelairienne, comment l’écriture (ou sa tentative) affecte les rapports réels entre lui et celle qu’il a aimé, comment elle le met à distance et produit le dérangement, tout en lui offrant après la rupture un asile et un moyen de se réparer. Ce sont les mots et les chansons qui font exister les gens, et pas l’inverse. Le miracle se répète sur les trois autres morceaux de l’album. That Voice Again emprunte des guitares très 80s pour décrire le pouvoir d’une voix maléfique. Est-ce une voix intérieure au chanteur ? La voix d’une femme qui le détruit de l’extérieur en l’inondant de reproches ? Toujours est-il que Middleton s’en échappe pour le morceau de bravoure de l’album, Man Up, Man Down, justement isolé en single et qu’on peut considérer comme la synthèse thématique et musicale du disque.
En cinq minutes, l’Ecossais engage à nouveau un bilan de son existence, mais choisit cette fois d’en faire une chanson électronique. L’expérience Human Dont Be Angry a porté ses fruits. C’est aussi réussi que lorsqu’Arab Strap faisait First Big Weekend. C’est le même esprit. La vie est une gigue, la vie se danse et la vie ressemble à une soirée dans un night-club un peu chiant qu’on tiendrait dans sa chambre comme on va au hangar. La tristesse fait danser et est rythmée comme l’est n’importe quel autre truc à danser. Il y a chez Middleton un esprit jusqu’au-boutiste, désespéré et chevaleresque qui en fait une sorte de Don Quichotte du rock indé. Man Up, Man Down. Il n’y a évidemment rien d’autre. Juste ça. Debout. A terre. Et le monde tourne autour. Il y a de la philosophie dans ces Bananas, une tendresse aussi qui s’exprime dans un final à couper le souffle, Salamander Grey, tourné vers le temps qui passe et la mort qui approche. L’homme est cerné par sa souffrance. Elle est à l’intérieur de son cœur encore et encore, chante Middleton. Elle est à l’extérieur. Et alors ?
Malcolm Middleton est un artiste un peu rare et très précieux. La manière dont il met en sons la condition humaine, sans affèterie ni forfanterie, rend sa musique inestimable et nous donne à chaque fois des leçons de justesse et de vie inoubliables. Ces Bananas mériteraient une place dans un musée. Elles sont bien dessinées et le témoignage maladroit et sensible de ce que la main de l’homme est capable de faire de mieux quand elle ne joue pas de la guitare.
Scoop de bas de page : Arab Strap est en phase d’écriture pour un éventuel album en 2019 .