Où sont passées les voix des années 80-90 ? Dolores O’Riordan (The Cranberries) a mal fini. Sinead O’Connor navigue entre deux eaux. Harriet Wheeler (The Sundays) a disparu depuis longtemps. Il se pourrait bien qu’il y ait une malédiction insoupçonnée qui touche celles qui ont su déclencher tant de beauté et égaler les dieux en chantant. Maria McKee en fait partie. Chanteuse du groupe américain Lone Justice entre 1982 et 1988, elle a surtout brillé en solo dans les années 90 en signant quelques disques magnifiques comme You Gotta Sin To Get Saved ou Life is Sweet. Presque ironiquement, elle n’a jamais été connue du très grand public que pour son titre Show Me Heaven, une chanson mémorable qui illustrait le Jours de Tonnerre de Tom Cruise (le premier).
Treize ans après son dernier album (Late December, qu’on ne connaît pas), l’Américaine fait son grand retour et raconte, sur des textes inspirés par les grands poètes internationaux (Dante auquel elle emprunte le titre de l’album, Blake, Keats, Swinburne ou encore Ralph Vaughn Williams) comment elle a su et du se réinventer. Pendant une dizaine d’années, Maria McKee a accompagné son mari qui faisait carrière dans le cinéma. Elle a composé pour lui et aussi fait l’actrice, participé à ses travaux de production. Puis les deux se sont détachés et McKee s’est mise à aimer les femmes. Elle est revenue vers la musique pour tenter de saisir cette grande transformation personnelle. Heureusement pour nous, La Vita Nuova n’a absolument rien à voir avec le récit d’un coming out. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. McKee s’abrite derrière des textes fournis, denses et poétiques pour chanter le changement qui affecte une jeune femme qui entre dans l’âge mûr et est affectée par le temps. Le temps agit sur sa beauté, sur sa manière de voir le monde, sur ses états d’âme. La nostalgie domine, l’obsession des fantômes et du passé. Le temps la pousse de Los Angeles à Londres (qu’elle chante superbement sur le beau Right Down To The Heart of London), la plonge dans le désespoir et lui fait redécouvrir le monde autour d’elle.
La Vita Nuova est un album quelque peu entravé par l’intellectualisme qui le sous-tend. Dis autrement : il y a un peu trop de textes et le propos est parfois trop démonstratif (The Last Boy). Cela n’aide pas à la fluidité des titres et a tendance à emmener les chansons au-delà des quatre minutes. Mais cette intention délibérée de raconter et de démontrer en devient aussi une narration haletante et presque démesurée. McKee a enregistré avec ce qui ressemble à un orchestre à cordes. Les pièces sont dominées par le piano avec parfois quelques séquences plus rock. C’est donc un album très classe, ample et un brin pompier. Il y a une solennité dans le propos, une qualité d’écriture qui sont assez remarquables, une franchise aussi qui touche juste. La voix de McKee est forte et sensible, inspirante sur un morceau comme I Never Asked ou vibrante sur la splendide ouverture, Effigy of Salt. Le caractère supérieur de sa voix est évidemment ce qui domine ici par-delà l’expression globale. La voix féminine est l’organe le plus incroyable qui soit. On ne le dit jamais assez. McKee en joue, en puissance, en modulation, ou en douceur avec une habilité qui est sidérante et donne, sur les meilleurs morceaux, à l’album un charme et une séduction incroyables. Page of Cups est un morceau très réussi, à l’image d’un début d’album conquérant et plus que convaincant. McKee ressemble parfois à Kate Bush mais avec une plus grande retenue et plus de subtilité dans les effets. Elle passe de la pop folk classique (Let Me Forget) à des séquences quasi sacrées (I Should Have Looked Away) façon Mystère des Voix Bulgares en passant par des approches plus théâtrales comme sur l’excellent Courage. Ce titre de plus de 7 minutes est le grand moment d’intensité du disque. C’est une performance vocale admirable, soutenue par des arrangements et un développement mélodique tout aussi ambitieux et réussis. McKee travaille dans plusieurs registres et réalise des prouesses. Le final est somptueux et émouvant à l’extrême. Le disque est aussi une déclaration d’amour aux Iles Britanniques qu’elle a rejointes dans l’aventure. Elle chante Londres et l’Irlande comme si la traversée de l’Atlantique avait fait aussi partie de sa grande transition.
Difficile de ne pas penser à son demi-frère Bryan MacLean, le génial co-fondateur de Love, lorsque la jeune femme entonne le très beau I Just Want to Know That You Are Alright. McKee et lui ont composé et interprété un album ensemble en 1981 et on entend parfois des réminiscences dans ses compositions de l’esprit et de la grâce de l’auteur de Orange Skies. Cette chanson donne envie de pleurer et de sourire à la fois. C’est le pouvoir de la voix qui fait ça. On pourrait s’interroger sur la modernité de tout cela mais il n’y a pas vraiment de mode ou de dates de péremption pour ce genre de chanteuses à voix. Il faut écouter Weatherspace pour s’en convaincre. Le dispositif a beau être classique et attendu, on souffre avec McKee et on grimpe avec elle quand sa voix s’envole. En mode acoustique et nu, le final However Worn nous renvoie une ultime fois à ce rapport direct, presque indécent incestueux et irréductible à l’organe, pour une dernière et frissonnante confrontation.
La Vita Nuova est un album complexe et imposant mais aussi un disque qui, par son contenu et sa forme, est une affirmation de féminité et de sensualité, de densité et d’intelligence exceptionnelle. On aurait préféré une collection de chansons plus directes mais Maria McKee signe avec cet album un retour original et assez passionnant.
02. Page of Cups
03. Let Me Forget
04. I Should Have Looked Away
05. Right Down To The Heart of London
06. La Vita Nuova
07. Little Beast
08. Courage
09. Ceann Bro
10. The Last Boy
11. I Never Asked
12. I Just Want to Know That You’re Alright
13. Weatherspace
14. However Worn