On ne la présente plus. La sortie du second album de Clara Luciani s’annonçait comme le point d’acmé de la variété française en 2021. Alors que Sainte-Victoire s’était construit loin sans peine, Cœur devait entériner le succès du précédent ouvrage tout en prenant de plein fouet la situation sanitaire. Plus de peur que de mal, Cœur arrivant à point nommé pour déconfiner les corps.
La grande brune avec des chaussures blanches
Pour ceux ayant passé leurs trois dernières années dans le coma, Clara Luciani est la sensation de variété pop ayant mis (presque) tout le monde d’accord. Quand on jouxte sa musique aux accents rétro à son parcours, l’ensemble relève du mythe de la petite provinciale montant à la capitale, fait d’amour et de labeur frais, s’inscrivant dans le sillon de nombreuses idoles parsemant ce nouveau disque. Après quelques années de galères et de petits boulots comme seuls ceux s’abandonnant corps et voix dans l’art connaissent, Clara intègre les chœurs féminins de La Femme (dont elle reste une pensionnaire périodique), s’enflamme avec l’EP Monstre d’amour pour mieux exploser avec La grenade de son premier album, hymne à écho féministe par la force des choses. Le reste appartient à l’histoire, une romance entre elle et nous.
Cœur est de ces albums dont chaque strate renvoie à un amour culturel avec un artiste chéri d’hier. Il est de ceux dans lesquels on aime à flairer les références. Les chanteurs sont, tout du moins à leurs débuts, la matière de ce qu’ils ont écouté, n’est-ce pas? À vrai dire, Luciani n’a jamais caché sa douce nostalgie pour les Trentes Glorieuses. Contrairement à Sainte-Victoire, Clara convoque cette fois tous les saints du mausolée de son enfance, qu’il s’agisse du spectre de Serge Gainsbourg, quand elle nous susurre dans l’oreille Le chanteur, ou d’un Christophe se réincarnant en elle le temps d’un sublime Au revoir.
Le reste, un des morceaux de lancement, trahit immédiatement la pâte french touch et ses sonorités disco. Chaperonné par la crème de l’électro français, le talentueux Breakbot à la production (cela ne pouvait qu’être lui ou Yuksek, qui d’ailleurs était aux commandes du précédent) et Alex Gopher au mixage, l’album ne pouvait qu’être un mille-feuille fièrement revendiqué vintage. Dans son clip chorégraphié dans le sud, on reconnait son envie de vivre dans une rêverie ouatée à la Jacques Demy, l’hyperfestivité et l’utopie inclusive un brin fatigantes en sus. Mécaniquement bien conçu, le clip est si bourré de filtres Instagram que son ingurgitation visuelle ne se fait pas sans mal, même si l’ensemble reste bien élevé. Respire encore, accompagné de chœurs élégiaques comme d’autres pistes, et débutant comme un morceau des Jungle, pourrait essuyer les mêmes reproches. L’emphase (dans les deux clips) y est telle qu’on pourrait la croire presque factice, alors qu’elle ne l’est pas. Très proprette, nous n’arrivons pas à croire en cette belle imagerie bourgeoise des films de Demy et de Claude Sautet passé au mixage d’une politique de quotas, donnant un rendu plus proche d’une publicité Jean-Paul Gautier qu’un La La Land à la miche de pain. Restent les compositions, fouillées et consciencieusement travaillées.
Haut les chœurs
Musiques et images de ces deux singles sont bienséantes, conçues pour grimper sans grand risque vers le palmarès du succès. Là où Clara Luciani est moins conventionnelle, c’est bien dans ses paroles. Alors que le dernier était plus un album de variété pop-rock, celui-ci, pourtant disco folk, est beaucoup plus hanté et angoissé que le précédent. Loin de se réfugier dans les jérémiades, elle s’incrimine, s’appropriant ainsi la figure romantique de l’amant incapable de ne pas nuire à la fragilité inhérente d’un couple, et ceci sans jamais dénaturer le naturel féminin qui est le sien. Aucune vélléité misandre n’est présente, accentuant ainsi le romanesque tragique de la figure de l’amante belle mais fautive, non par vilénie, mais par maladresse ou impuissance. Clara en ressort comme une femme forte par sa lucidité, incapable d’appliquer un manuel normatif de vie que les autres copines auraient reçu dès la naissance. On ne peut qu’avoir une grande pensée pour Dalida, une autre malade du cœur. J’sais pas plaire enfonce le pieu. Sa nudité, toute en voix-guitare, disloque la nappe disco, même si l’emphase sur le pathos y est peut-être excessivement dosée. Mais elle a cette vertu de nous rappeler que la beauté est une terrible malédiction, renvoyant ceux qui en sont frappés dans une plus grande solitude. Dur dur d’être belle belle…
Mais les marraines les bonnes fées Marie Laforêt et Françoise Hardy ne sont jamais bien éloignées sur cet album. Nous ressentons leur présence en particulier dans Amours toujours. Les sonorités disco, très euphorisantes, détonnent avec, là encore, le portrait d’une Clara incapable de ne pas succomber à une anthropophagie des relations, inhabile à ne pas jouir d’une relation sans la voir se consumer.
Le cœur intelligent
Romanesque est cet album. Clara Luciani y apparait tantôt comme une belladonna perfectible, tantôt comme une sylphide presque masculine dans Le chanteur où elle épingle l’autre pour mieux parler d’elle-même, la rendant ô combien attendrissante. Clara lit et nous le montre. La très tendance Marguerite Duras, mais également Annie Ernaux, se voient piochées pour l’album. Plus original, Bandit, prenant une forme épistolaire, semble faire appel à quelques souvenirs de Lettre à une inconnue de Stefan Zweig :
Je t’aime de ne pas te connaître
Et si je t’aime peut-être
C’est de t’imaginer […]
Là-bas, où tu es
Penses-tu un peu à moi?
Alors que le titre éponyme à l’album semble s’amuser à tordre la fameuse phrase de Blaise Pascal. Son utilisation de phrases lyriques, mais toujours tournées naturellement, n’est pas sans rappeler celles plus châtiées qu’usite une Christine and The Queens. La place et sa réflexion sur le temps s’écoulant en est la plus démonstrative, même si, par son jeune âge et ce tourment fixe sur les relations se terminant en eau de boudin, la rendent non moins légitime, mais moins intelligible qu’une Mylène Farmer (plus âgée à l’époque et plus sombre) psalmodiant du Baudelaire. Les amourettes éphémères de Clara alimentant ses chansons sont autobiographiques, et nous ne doutons absolument pas de la véracité des sentiments, mais cette concentration de remords amoureux dans ses chansons prenant place dans sa vie parait si difficilement plausible pour nous, étant donné sa jeunesse! C’est oublier que la sensibilité amoureuse existe encore de nos jours, et que la vie prend tout son sel quand elle est trempée dans le tragique.
André Gide écrivait que « ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature« . Peut-être que l’on peut faire de bonnes chansons sans mauvaise passion. Tout le monde (sauf toi) en est la meilleure des preuves. Si l’album ne devait se suffire qu’à un unique titre, ce serait celui-ci. Luciani y déroule un discours éclairant sur l’exhibition des réseaux sociaux et ses conséquences sur les rapports humains, mais sans une once de rancœur. La tessiture de sa voix est (comme toujours) parfait ; son entremêlement avec la musique, épatant. Si les étoiles s’alignaient, ce titre pourrait devenir un classique de la variété française.
L’album est très agréable à l’écoute. On pourrait quelques fois lui reprocher d’être un peu monochrome, tant dans ses sujets que dans ses rythmiques disco. J’sais pas plaire et Sad & slow rompent cette légère monotonie, absente de Sainte-Victoire. Le duo avec Julien Doré, avec ses violons qui nous bercent, peut constituer un excellent moyen pour conclure au bal dansant du coin. La tristesse a bonne presse, surtout de nos jours, mais nous pensons que Clara changera de violon d’Ingres avec le temps. Même si la surprise est moindre que le superbe album de 2018, celui-ci a le mérite de changer complètement d’univers sonore, mais aussi de faire resplendir la voix de velours de son hôte. Nous aimerions d’ailleurs l’entendre errer plus souvent dans les aigus, comme à l’époque de La Femme. Apparaissant tout à la fois protectrice et maternante, tantôt madone et soupirante, on la croirait venir d’une autre époque, d’un film de Godard dont la composition aurait été laissée à un certain Michel Legrand.
Cœur est un album joliment ripoliné, à la fois enjoué et torturé sous tous les rapports. Et même s’il n’atteint pas le sommet du mont Sainte-Victoire, c’est de peu. Cette douce senteur d’antan nimbant l’album prouve que le passé n’est pas si rassis, et que le goût du chagrin n’est pas tant désagréable. Au contraire, il peut se révéler fertile.
02. Le reste
03. Le chanteur
04. Tout le monde (sauf toi)
05. Respire encore
06. Amour toujours
07. J’sais pas plaire
08. Sad & slow (avec Julien Doré)
09. La place
10. Bandit
11. Au revoir
Bon, j’ai réécouté mais je suis toujours légèrement à côté avec elle — contrairement à Armanet. Et « capitale », hein…
Cher Li-An,
Clara Luciani clive essentiellement parce qu’on la voit beaucoup. Elle a la carte et je trouve que ce n’est pas une mauvaise nouvelle.
J’aime son travail sans aucune réserve… pour le moment. 😉
Cela peut se comprendre. Je dois avouer que même si je juge le 1er album meilleur, ce n’est pas une artiste de chevet. Je déteste utiliser ce vocable mais l’album est « optimalement » bien fait, efficace et fonctionnel, sans aspérité. Je pense qu’il faut passer outre les singles – qui sont toujours un peu trop laudatifs, et jamais les meilleurs morceaux – et que c’est dans quelques morceaux moins grand public qu’elle est à son meilleur. Je n’ai jamais écouté Juliette Armanet : j’en prends note!
N’hésitez pas à me signaler des fautes d’orthographe, oui, j’en fais trop. Je veux bien d’un correcteur officiel, la place est vacante!