Cela fait si longtemps qu’on attendait le successeur de Polaar, le premier disque solo de Maud Geffray, sorti en 2017 (cinq ans, ce n’est pas rien, mais pas tant que ça non plus) qu’on avait peur d’être déçu. On a bien sûr eu l’occasion à plusieurs reprises de suivre les pas de la moitié « fille » du Scratch Massive, notamment pour son Still Life hommage à Philip Glass ou sa contribution à la BO du documentaire Préliminaires, qui nous avaient mis l’eau à la bouche. L’annonce puis la livraison égrenée de plusieurs morceaux d’Ad Astra ont fait monter l’attente mais aussi la crainte qu’on n’arrive pas à saisir la cohérence du tout par rapport à la somme des parties. Il aura fallu découvrir le disque entier, dans la continuité de ses douze plages pour qu’on soit définitivement rassuré.
Celles et ceux qui attendaient un Polaar 2 aussi intime et centré sur soi que sur le précédent en seront pour leurs frais. Maud Geffray n’est pas allée plus loin dans le destin qu’on aurait pu esquisser pour elle d’une version française et inspirée de Stina Nordenstam. Le centre de gravité de sa musique et de son inspiration n’est pas là et Ad Astra le dévoile, ouvert sur le monde, électronique et dansant, ravissant, empli de pop et d’aspirations au sacré mais aussi à l’hédonisme et à l’abandon. Le nouvel album, composé principalement ces deux dernières années (dans les conditions qu’on connaît), est mû par un formidable élan vital qui mêle à la mélancolie propre à l’artiste une volonté de partager qui se traduit par quelques jolis featurings et sans doute le partage des travaux de production avec le jeune Krampf. Le son en sort vivifié, fortifié, comme sorti de la chambre d’écho qui abritait Polaar pour lui donner une résonance et une ampleur inédites mais qui ne lui ôtent en aucune façon sa capacité à nous parler au près et à évoquer des sujets intimement flous.
On entre dans le disque par le splendide All Around Me, chanson réellement décisive qui porte sur elle tout ce qu’on peut aimer chez Geffray. La pièce est brillante, emmenée par une image-sensation portée par un titre-refrain d’apparence générique (« you’re all around me« ) que l’artiste décline, sans en dire grand chose, selon différentes acceptions. Est-ce qu’on parle d’une forme de satiété amoureuse ovidienne où l’être aimé se confond progressivement avec l’être du monde ? Est-ce qu’on parle de la nature, du monde, de l’autre ? D’autre chose ? Du danger pourquoi pas ? Geffray dit rarement plus que ce qu’elle veut dire. Elle garde les clés de ses morceaux dans sa poche et n’abuse jamais de mots ou d’images. C’est dans cette rétention que le mystère et l’universalité de ses pièces prennent corps. La progression du morceau fait le reste, offrant au disque une entrée en matière à la fois majestueuse et d’emblée envoûtante. On est assez surpris à la suite de débouler sur un Break à la limite de ce qu’on peut soutenir en termes de vocaux altérés et de beats eurodance. Le ton est donné : là où Polaar cherchait l’unité, Ad Astra se joue de la continuité et des chapelles pour n’en faire qu’à sa tête.
L’avenir sera remuant et remué ou il ne sera pas. Il sera régressif et tourné vers la relecture des genres et sous-genres électro du passé. Il fera du bien et fera du lien. La troisième minute de Break est planante et électro-pop en diable. Geffray monte dans les aigus et pousse sa voix comme si elle lançait une main tendue plutôt qu’une plainte. Le morceau agit comme une mise à disposition ou « en disposition » : il s’agit de se préparer à la suite, de s’offrir non en pâture mais de signifier son ouverture aux expériences que le disque prépare. Ad Astra fonctionne comme un parcours de vie : la timidité s’efface peu à peu pour laisser la place à une présentation simple et naturelle. Lo and Behold marque la volonté de partager avec l’autre et de s’unir dans la danse. I Fall At 5 renvoie à la même idée, autour d’un échange (vocal et respiratoire) avec Rebeka Warrior, moitié de Mansfield.TYA et surtout héroïne électro-jumelle de Geffray. Les deux femmes sont toutes les deux originaires de Saint Nazaire et partagent beaucoup. Ce morceau scelle une union sensuelle et d’intentions qui surprend par son chant en français et sa réclamation symbiotique et féministe frontale. C’est beau et c’est fluide. Royal Bellies nous renvoie des années en arrière à la découverte du Goodbye de Koudlam, dont l’électro cristalline et mortifère et la voix ainsi mariées à Geffray évoquent une version améliorée et rajeunie de Burial. On ne peut pas s’empêcher de retrouver avec une joie démesurée la Geffray aérienne et quasi mystique d’un Fallin’ dont on a déjà parlé.
Ad Astra est un disque de courbes et de distractions. Les fausses pistes sont nombreuses et constituent le sens même d’une démarche qui rend à la perfection nos états (d’âme) et nos humeurs. L’homme/la femme est triste puis non. Il s’arrête et repart. Il bat et débat. Il s’éclate puis s’accable. Don’t Need a des allures de mini tube années 90. On pense à Electronic, aux Pet Shop Boys aussi. A la réécoute, on y est plus pour personne, comme livrés à nous même sur une dernière minute en apesanteur. Vous reprendrez bien une décennie de synth pop ? Geffray pêle un oignon à mille peaux. Elles tombent une à une sur le dance-floor si bien qu’on se retrouve presque à poil sur un Skin qui ressemble à une invitation au voyage, façon Alice aux Pays des Merveilles. On s’embarque dans un bout de nuit étoilée, pour une rave de plage ou de champ de fleurs et on plane comme des folles avec du sable entre les orteils. Le disque enivre et procure une étrange et grisante sensation de perte de repères.
Geffray ouvre un monde et nous fourre dedans comme on nous mettrait un sac (à malice) sur la tête avant de nous jeter à l’arrière de la camionnette imaginaire. Ad Astra appelle à un lâcher prise assez perturbant et qui nous expose (dans une mise en scène finalement assez dominatrice) à des sons vers lesquels on n’irait pas naturellement. C’est le cas avec le brutaliste P.LU.R, morceau merveilleux et à l’efficacité redoutable. C’est de l’électro haut de gamme, enrichie en sensations, multi-dimensionnelle et inséparable de la féminité de son auteur. La voix de Maud Geffray nous sert de guide et nous aide à franchir les étapes. Sa fonction est rendue évidente sur un Blue Heroin qui nous fait frissonner de plaisir/désir. La texture du son est savante, composée de couches fines mais multiples. La voix surfe, survole et tourne autour façon Fée Clochette, étincelante et fragile. L’apothéose est proche, déroulée en deux temps, deux mouvements autour d’un Way Out imparable et qui constitue peut-être LE tube primitif et pop de l’album, et d’un Dark Paradise virtuose et qui conclut le mouvement par ce qui restera comme la plage la plus affolante/affriolante de beauté du disque. Dark Paradise est le pendant cathédrale du All Around Me du début, pop et ambient, psychédélique et planant en diable, mais aussi augmenté et sonique. Les mots ne veulent plus dire grand chose. On ne les comprend/entend plus. Les voix jonglent dans le mix, passent devant puis derrière, quand la musique s’élève. Le final est ample, ambitieux mais aussi juste et empreint d’une innocence électronique dans sa construction qui offre une satisfaction immédiate à l’auditeur. Le disque s’achève en ouvrant un nouvel espace-dimension, pratique de composition courante chez Geffray et qu’elle porte ici à un niveau de savoir-faire inédit et bouleversant.
On ne sait pas si Ad Astra tient son titre du film de James Gray de 2019 ou s’il renvoie plutôt à l’expression originelle « ad astra per aspera » et au mouvement perpétuel et foncièrement humain qu’il désigne. A travers les difficultés, les étoiles. Geffray réussit son pari d’une ascèse quasi parfaite et d’un mouvement qui nous rappelle la Grande Jonction de la machine et de la grâce exposée jadis par Maurice Dantec dans le roman du même nom. L’écrivain y parvenait grâce à l’électricité et au rock. Geffray nous offre une voie nouvelle, naturelle et sensible, où le point haut est délivré par l’union des forces, humaines et électroniques. On ne sait pas si c’est mieux ou moins bien. Mais on passe ici tout près du bonheur, de la lumière et de l’extase, ce qui n’arrive pas si souvent.