Nick Drake : Five Leaves Left / Alain Hertay et Alain Pire
[Collection Discogonie / Densité]

6.5 Note de l'auteur
6.5

Nick Drake : Five Leaves Left  / Alain Hertay et Alain PireIl faut dans l’idéal avoir lu pas mal de choses sur Nick Drake pour apprécier ce Five Leaves Left à sa juste valeur. Le livre est intégralement dédié au premier album du chanteur et guitariste culte, paru en 1969 et reçu avec la plus grande indifférence par un public occupé à tout à fait autre chose. On peut évidemment débattre pendant des heures pour savoir si ce premier album est le plus intéressant des trois laissés par l’auteur. Le Pink Moon décharné et enregistré en solitaire trois ans plus tard est plus désolant et impressionnant encore. Bryter Layter, malgré ses arrangements envahissants, est le plus élégant et le plus inspiré. Peu importe. Il faut aimer Nick Drake et préalablement avoir rencontré sa musique pour se lancer dans un livre, certes court (70 pages), qui entreprend de disséquer chacune des dix chansons de l’album. Lire ce livre si on ne connaît pas intimement le fantôme de Tanworth In Arden n’a aucune espèce d’intérêt.

Les auteurs, et c’est tout à leur honneur, font le choix d’aborder ce mini-monument par la voie technicienne. On avait pris l’habitude de suivre, dans les biographies (non traduites) de Drake, les approches romantico-psychologiques expliquant son art : sa solitude, son goût pour le sport, ses amours avortés ou frustrés, ses voyages, sa vie de jeune étudiant britannique. C’était le personnage, avec ses zones d’ombre et sa sociabilité clandestine, qui était au centre du jeu et produisait une musique qui était le simple reflet, voire l’extension (dés)armée, de ses états d’âme. Alain Hertay et Alain Pire insistent sur les techniques de composition à l’œuvre, sur les sessions qui ont donné vie aux chansons du jeune homme (21 ans à l’époque) et surtout sur l’apport de son producteur Joe Boyd.

La relation entre Boyd et Drake a été longuement discutée et documentée par ailleurs (y compris dans la biographie de Boyd). Le livre bénéficie toutefois (et c’est son apport principal) d’un long échange avec les auteurs sur les conditions d’enregistrement de l’album. Cet entretien met en avant, en plus du rôle de central de Boyd qu’on connaissait, les contributions des nombreux jeunes musiciens qui ont été engagés dans les sessions d’enregistrement. Alors qu’on tenait jusqu’ici le disque comme une chambre d’écho d’un poète isolé, Five Leaves Left devient, sous cet éclairage nouveau, un travail beaucoup plus collectif, enrichi par l’apport de nombreuses jeunes pousses du folk anglais. Ce rapport au collectif de travail est décisif et affecte forcément la vision tronquée qu’on s’était faite de l’album et de Drake en général. La lecture de ses biographies contribuait à désamorcer cette vision caricaturale (mais tellement séduisante) d’un génie autiste, naviguant dans les nuées. Le livre de Hertay et Pire permet de tutoyer l’artiste Drake dans son élément (la musique, le jeu) comme un homme de réseau, de dialogue et de partenariats artistiques. Le contraste avec la composition de Pink Moon et la « dégradation » psychologique du chanteur dans les quatre années qui suivront sont d’autant plus éclatants qu’on a vu désormais d’où on partait.

On peut citer en guise d’illustration les quelques pages qui parlent de la genèse de River Man, peut-être la chanson la plus célèbre du disque. Drake réclame des cordes à la Frederick Delius (un compositeur du XIXème siècle). On l’oriente alors vers Harry Robinson, un arrangeur d’expérience. Sa rencontre avec Nick Drake tourne exclusivement autour de ce titre et accouchera du superbe morceau qu’on connaît. Le livre évoque avec une belle précision, et pour chaque titre, les influences littéraires, les inspirations musicales et les supposées intentions de Drake. On s’aperçoit ainsi que chaque titre est ici pesé et travaillé spécifiquement pour sonner comme il sonne. Les auteurs, comme tous ceux qui se sont intéressés au travail de Drake, en profitent d’ailleurs pour égratigner le malaimé Man in A Shed, qu’on tient pourtant pour l’une des chansons les plus transparentes quant à la maturité émotionnelle du chanteur, l’une des plus simplement poétiques et wildiennes du lot. C’est dommage. Le livre atténue également les tensions qui affectent l’enregistrement du disque, les hésitations sur la direction à suivre, telles qu’elles pouvaient apparaître par ailleurs. La place donnée au récit de Boyd explique sans doute cela mais ces évocations auraient permis encore d’étoffer la vision strictement musicale de ce chef d’œuvre.

Les explications sont néanmoins partout pertinentes et d’une richesse exemplaire. Le lecteur, plus habitué à d’autres types de traitement, déplorera probablement la relative sécheresse du propos, mais on ne peut pas tout faire à la fois. La meilleure chose reste bien évidemment d’écouter le disque et de s’y laisser prendre. Tout est bon ici, depuis Time Has Told Me jusqu’au splendide Saturday Sun, l’une des plus belles chansons jamais écrites. Tout est beauté, tristesse et volupté.

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