Même mort Stick jure encore. Album-concept spectaculaire et tenu de bout en bout qui présuppose la mort de son auteur, La Mort Me Va Si Bien, n’est pas l’œuvre d’un rappeur zombie ou dépassé mais la peinture cruelle, glorieuse et colérique d’une agonie. Avec ses 14 titres en fusion et ses 2457 punchlines, le successeur de Boulevard des Allongés se présente comme une mixtape mais est bel et bien l’album cohérent et ravageur qu’on attendait du patron du Crazy Mother Fuckers.
Au fil des titres révélés ces douze derniers mois (Black Metal, Rap Français, Léviathan, Dépression Estivale), on se demandait bien ce que Stick pourrait faire encore pour nous surprendre et surtout comment il pourrait faire pour que ces morceaux aux styles et aux sons si différents se glissent dans la même enveloppe sans détonner. C’est sur ce dernier point que La Mort Me Va Si Bien marque des points et s’impose, après Glossolalie mais dans un registre plus ouvert, moins dark et donc accessible, comme un disque majeur et passionnant. Le rappeur toulousain expose d’emblée sa thématique et s’y tiendra tout du long. Le disque est le spectacle morbide, haineux d’un rappeur condamné à l’insuccès et à la marginalité, d’un rappeur épuisé, déchiré entre son besoin d’écrire et de chanter et le sort sans appel que la société lui offre. L’âge venant, il s’interroge sur ses motivations et sur la voie sans issue dans laquelle il se précipite depuis plusieurs décennies. Cette constatation (Stick a plus de quarante ans et vend moins que des gamins de dix-huit ans) sert de point d’appui au Toulousain pour une réflexion sur la mortalité et la fatalité qui assigne les gens de sa condition à la misère et au déclassement. L’oeuvre qui aurait pu sonner alors comme un egotrip à l’envers devient une critique passionnante des rapports de (dé)classe où comment, dans une société aux valeurs inversées, ce sont les moins bons, les plus compromis et mous qui s’en sortent le mieux.
Qu’on ne se méprenne pas sur l’objet : La Mort Me Va Si Bien n’est pas un foutu album moraliste ou un essai de sociologie. C’est avant tout un brûlot rapcore de la pire espèce, un grimoire entier de paroles outrageuses, magiques et occultes, de punchlines pornos, radicales et incroyablement puissantes, de récits succulents et atroces qui s’intègrent dans une entreprise intime d’analyse d’un rappeur sur le retour. On sort de l’écoute comme essoré et effrayé par la succession des titres, écrasé par la noirceur et l’humour radical du rappeur : on pleure comme une madeleine sur Détours, balade fatiguée sur le mal de l’époque, avant de prendre son pied sur l’insensé Maudit, chanson au refrain à entonner en choeur qui lâche ses flèches acides à la vitesse d’une kalachnikov au galop. Stick prend à bras le corps toutes les images et toutes les rimes que les autres refusent d’endosser. Il les concasse, les savoure et les recrache sans que cela passe jamais pour de la provoc ou des bons mots pour amuser la galerie. Isoler certaines punchlines suffirait à le disqualifier aux yeux d’à peu près toutes les oreilles autorisées tant ce qu’il dit est âpre et hors de portée du commun. C’est dur, c’est sale mais c’est le mouvement qui est vrai, l’animation qui donne au flow une vigueur, une intensité et une portée qui finissent par émuler un coup de boule ou une heure passée la tête dans le sac. « Tu nous traites de fiotte. On t’amène un pédé de deux mètres de haut qui va te pousser la crotte. » Qui dit mieux ? « J’ai le kiki qui se tord dans ta sissi-sister. J’ai fait du rap pour qu’on me lâche la grappe. J’aurais mieux fait d’être viticulteur… On se jette dans le pogo et on fuck le covid. On pilote la twingo comme si c’était un bolide… Bienvenue chez les maudits, bienvenue chez les tarés.. »
Les productions signées par Swed, Goune, La Vilerie ou L’Apo sont somptueuses, délicates et surtout d’une magnifique variété. Le secret du maître est de changer sans cesse les angles de vue et les approches pour revenir fissa au point où la vie s’effondre sur elle-même. Suicide-moi est une tuerie et un tube absolu, vraie fausse chanson d’amour, elle bénéficie de l’un des meilleurs textes du disque et d’une production pop addictive qui mériterait, dans un monde normal, de lui ouvrir la voie des ondes. « Resserre un peu le noeud coulant toi qui m’as mis la corde au cou. Balance moi du haut d’un pont, je sais que je suis pas un cadeau….La mort nous va si bien. Chérie, chérie, suicide-moi.Taille moi les veines avec un carré de sucre… Attache moi au milieu des rails, on esquivera pas le train-train…. Étouffe moi avec un oreiller pendant qu’on nique la vie c’est dur et comique comme pisser en bandant…je pisserai sans relever la lunette… tu gueuleras en t’asseyant, tu me feras des fucks quand je voudrai t’embrasser » Tout est parfait ici, empreint d’une liberté insolente et d’une fraîcheur sentimentale qui fait un bien fou. La Mort Me Va Si Bien regorge de ce genre d’épiphanies incroyables où on se dit qu’on a rarement entendu quelque chose d’aussi bon et de pertinent. Les séquences les plus mainstream sont immédiatement déchiquetées par une image-grenade sur Hitler, les pédés, une schneck au saumon ou un suicide à l’arme à feu.
La Mort Me Va Si Bien est une réussite complète dans sa façon d’articuler les séquences où la violence prédomine et celles où c’est l’émotion qui prend le pas. Rap Français en fait partie, chanson mélancolique et apaisée, qui fait écho à la détresse d’un Black Metal toujours aussi direct et définitif. Stick passe quelques alliances qui viennent servir sa cause. Le flow schizoïde de S2edy glace les sangs sur Couronne Mortuaire, tandis que Bavaz apporte toute sa gravité de baryton à l’excellent Buffet Froid.
Mais c’est en solo et en tête à tête avec ses doubles que Stick excelle. Les grands titres du disque sont aussi les plus grands textes, romantiques et lyriques, autobiographiques et déglingués. Cela démarre avec l’ample et ultra-simple Ma Zik II, magnifique portrait de l’artiste en résistant, puis par sa réplique Léviathan. Stick nous offre un interlude collectif avec un Hell Gang punk qu’on aurait bien vu porté par la Droogz Brigade et qui, paradoxalement, manque un peu d’impact. Puis on passe au final stratosphérique avec le génial La Ronde autour du Monde, chanson pleine d’espoir et d’enchantement, et surtout un Exhumation qui emporte tout sur son passage. Cette chanson-bilan (de vie) en plus de six minutes est une prouesse d’écriture magnifiée par une double accélération finale qui culmine dans une dernière minute incroyable de densité et de vitesse. A l’échelle du rap français, ce morceau passerait facilement pour l’équivalent d’un My Way. C’est juste et tout simplement magnifique, augurant d’un dernier revirement du chanteur équivalent à une résurrection. La dernière perspective est spectaculaire : c’est celle d’une révolution qui amènerait Stick à choisir la lumière contre les ténèbres, la vie contre la mort, le propre contre le sale. Taquinée à plusieurs reprises sur le disque et avec Goune sur Dame Blanche, cette tentation d’aller vers quelque chose de plus positif et consensuel, de moins dégueulasse et de plus fréquentable, paraît sans cesse repoussée, comme un fantasme de respectabilité que le rappeur écarte et poursuit à la fois.
C’est dans cette tension permanente entre ce qui est fait et ce qui pourrait être fait que Stick s’affirme comme le plus fascinant et shakespearien des rappeurs, fracturé et torturé jusqu’au trognon, mais, pour cette raison, aussi resplendissant et essentiel. La Mort Me Va Si Bien procure le même plaisir immédiat et total qu’un incendie de forêt, un jet de pisse tendu ou une langue au cul entre adultes consentants.
02. Maudit
03. Black Metal
04. Détours
05. Suicide Moi
06. Rap Français
07. Couronne Mortuaire feat S2edy
08. Ma Zik II
09. Buffet Froid feat. Bavaz
10. Dépression Estivale
11. Léviathan
12. Hell Gang
13. La Ronde Autour du Monde
14. Exhumation
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