[Chanson culte #65] – The Wild Ones de Suede (1994)…. la pop sans limite (et corrompue)

The Wild Ones de SuedeLa pop est toujours une affaire obsessionnelle. On a longtemps cru faire de The Wild Ones de Suede, un des emblèmes bâtards de la britpop, le chef d’œuvre qui la dépasse et annonce déjà sa fin (alors qu’elle commence à peine). A bien des égards, Dog Man Star fait partie du mouvement qui, à de rares exceptions près, a étendu d’emblée les limites d’une revendication commerciale et nationale d’efficacité pop à laquelle on la réduit souvent. Le premier album du groupe était directement influencé par David Bowie et les Smiths. Dog Man Star est plus ample, plus romantique, plus tordu aussi et ouvert aux quatre vents à des mythologies qui viennent du cinéma américain, de la variété internationale (l’âge des crooners) et de la poésie pop et post-industrielle (de Byron à Ballard). L’album (même si on n’est pas là pour parler de lui) est un modèle de construction « à l’anglaise » avec son introduction, son côté vénéneux et ses grands moments d’émotion. Il est à la fois la quintessence de la pop britannique et son dépassement par la recherche de majesté, une sorte de revendication effondrée de souveraineté, un monument de fierté nationale bafoué joyeusement par un appétit morbide de décadence. Sa portée est insulaire mais universelle, iconique, comme si à travers le simple geste de composer Anderson et Butler visaient immédiatement plus loin et au delà de l’époque. C’est évidemment une des caractéristiques de toute composition pop que de vouloir atteindre ce moment où la chanson déborde de son contexte de production et tend à l’éternité. C’est le rêve de Bowie, de Morrissey, de McCartney et de Noel Gallagher. Avec Suede, tout est là mais aussi ailleurs, fringant et pourri à la fois.

Ce qui frappe à l’écoute de The Wild Ones, dans le contexte de l’époque, c’est évidemment sa lenteur infinie, le ralentissement global proposé par l’entame en mode acoustique qui réussit à conférer aux instants évoqués une dimension mythologique et presque entomologique. Le ralentissement permet l’expression du détail comme dans le célèbre roman Le Point d’Orgue de Nicholson Baker où le héros est capable d’arrêter le temps pour tout le monde excepté lui.

La lenteur sublime, dignifie mais a tendance chez Suede aussi à embaumer les faits, comme si, la dynamique suffisait déjà à corrompre le réel et à entamer le souvenir. Le clip renforce cette impression en détachant le souvenir supposément « heureux » d’un contrechamp décoloré et faussement romantique. Dans les deux cas, on n’y croit pas vraiment, ce qui introduit, tout du long, une sorte de rapport bizarre au vrai et à la fausseté. Suede en fait des tonnes et il y a toujours chez Anderson cette suspicion du chiqué et de l’affection feinte. La lenteur, pour en finir avec ça, renvoie également au fameux « beat du junky » qui affecte alors toute la pop anglaise. Alors que le premier disque de Suede est plutôt un disque cocaïné, Dog Man Star correspond à la plongée du leader vers une consommation régulière d’héroïne, laquelle s’accompagne d’une langueur naturelle, d’un ralentissement du temps et des émotions qui peut être la cause de la relative froideur qui se dégage du morceau.

Le souvenir, sans surprise et dans la grande tradition narrative, voyage par le son et cette musique (« notre chanson ») qui joue à l’arrière-plan et ramène le narrateur dans le présent du récit. C’est à la fois un procédé archétypal mais qui est parfaitement exécuté.

There’s a song playing
On the radio
Sky high in the airwaves
On the morning show
And there’s a lifeline slipping
As the record plays
And as I open the blinds in my mind
I’m believing that you could stay

Le titre de la chanson, dira Anderson, est une référence au film culte de Laszlo Bedenek, The Wild One (l’Equipée sauvage) avec Marlon Brando. L’emprunt est gratuit mais ramène dans le référentiel de Suede tout un pan du cinéma américain que le clip évoque aussi à travers le plan d’un Anderson marchant dans ce qui pourrait d’avoir ressembler à un désert américain mais n’est rien d’autre qu’une lande anglaise. Le clip a été tourné dans le Dartmoor (voir photo). L’appropriation de Brando et de son cuir de motard dans ce titre semble gratuite mais sera filée tout au long de l’album et renvoie évidemment à une identification Anderson = Brando qui tient sur l’usage du blouson de cuir (que Anderson aide à relancer), cuir et sexy, métallisé et porté près du corps, et sur une forme de « mutisme ténébreux » qui ajoute au mystère. Anderson est le beau gosse qui parle peu, trop beau pour avoir des choses à dire, et impose sa figure romantique par dessus le clan des bavards britpop que sont Damon Albarn et les frères Gallagher. Là où les deux groupes se disputent, Anderson/Brando regarde l’objectif et se contente d’être beau, nonchalant et de chanter.

Ce chant, justement, est tout de même une chose atypique dans le paysage de l’époque. Il renvoie assez directement, et assez loin en arrière, aux deux modèles vocaux que sont pour Anderson l’américain Scott Walker et le franco-belge Jacques Brel. La livraison est « déclamatoire », emphatique, marquée par une prise de hauteur et une recherche de majesté qui est évidemment très très loin du parlé-chanté, voire du chant classique de la pop anglaise. Brett Anderson évolue ainsi dans un univers à part qui dérange et le distingue du reste de la pop contemporaine. Il ne chante pas pour s’amuser comme Damon Albarn ou pour crâner comme Liam Gallagher. Il n’a ni gouaille, ni modulation. Il chante pour les radios, les musées et pour le monde entier. A cette variété, le groupe n’emprunte paradoxalement pas l’instrumentation. Ni cordes, ni fanfare ici, mais les instruments traditionnels du rock (le groupe garde sa composition avec Simon Gilbert à la batterie, Mat Osman à la basse et Butler à la guitare) produits de telle sorte qu’il y ait comme un espace (de douleur, de lenteur) entre les instruments. La production est signée Ed Buller, l’un des producteurs stars de la brit pop qui avait noté favorisé l’émergence de Pulp avec His n’Hers. Nul doute que son approche n’y est pas pour rien dans la prise d’espace et de champ du morceau. En écartant les pistes, il renforce l’effet émotionnel du chant et permet au titre de libérer son supplément d’intensité.

Chargée de la force de Brando, de l’émotion des crooners historiques, la chanson va s’arroger, en chemin, une « déviance » qu’elle emprunte à Bowie (le déraillement de la voix et la langueur) et à la littérature, apportant à la situation finalement assez ordinaire et convenue d’un type qui regarde celle qu’il aime le quitter et prendre l’avion, une sorte de fond de sauce d’anticipation et quasi apocalyptique. C’est dans le texte qu’il faut aller chercher ces quelques bizarreries qui font la différence.

But, oh, if you stay we’ll ride from disguised suburban graves
We’ll go from the bungalows where the debts still grow each day
And, oh, if you stay, I’ll chase the rain blown fields away
We’ll shine like the morning and sin in the sun
Oh, if you stay, we’ll be the wild ones
Running with the dogs today
We’ll be the wild ones
Running with the dogs today
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay
Oh, if you stay

On relèvera surtout deux éléments ici : ces incroyables « disguised suburban graves » et ses « bungalows » dans lesquels les dettes se creusent, d’une part, et cette métaphore des chiens errants/chiens loups qui illumine le final « Running with the dogs today. » Dans les deux cas, Anderson signe ici quelques vers géniaux, renvoyant à la fois à la bizarrerie ordinaire d’un Bowie. Il parle au peuple, il parle comme Jarvis Cocker des pauvres, des exclus, des marginaux et on sait que cette classe fait l’objet depuis très longtemps au pays d’une forme de romantisme. Comme Morrissey avant lui, cette description de terrains vagues et d’habitations précaires fait très « kitchen sink drama » mais tend aussi un pont entre l’Angleterre et l’Amérique, tout en naviguant dans un registre fantastique qui fait écho à l’anticipation sociale d’un Ballard telle qu’elle s’exprime dans le roman Le Monde Englouti, par exemple, où l’on retrouve ce genre d’images.

L’image du couple qui court « avec les chiens ».. errants est tout aussi forte, appelant des images de campagnes roumaines mais aussi dans l’après-guerre, de l’Ile aux Chiens (Isle of Dogs) située sur l’un des plus gros méandres de la Tamise et qui a été peu à peu réhabilitée en un luxueux quartier d’affaires. Anderson fait référence à l’expropriation de la classe ouvrière, à la paupérisation, à l’effacement de sa vie/de son amour historique (celui qu’il pleure) par l’univers du capital et de la technologie (l’avion).

Le qualificatif de brit pop n’est pas totalement usurpé puisque le mouvement se caractérise par sa capacité à résister aux forces modernistes et à faire subsister un espace britannique où les traditions ne meurent pas (le Village Green des Kinks). Chez Suede pourtant, tout cela est déjà perdu, rongé par la peine, l’acide, comme si le rêve d’une Angleterre éternelle s’effondrait et devait être abandonné. On pourrait extrapoler et considérer que la fille qui s’en va est non seulement la nana d’Anderson mais l’Angleterre elle-même qui se sépare de son passé et s’envole loin de son histoire prestigieuse. Embrassant ce thème précis de manière frontale et strictement politique, Doherty utilisera cette même lenteur maladive que sur The Wild Ones pour signer l’un de ses titres les plus courus, l’Albion des Babyshambles. Comme à son habitude, le traitement est plus boy-scout chez Doherty que Bowien chez Anderson mais les rythmes et les approches permettent de risque un parallèle.

Pas grand chose à voir entre les deux morceaux, si ce n’est cette description d’une perte amoureuse/de souveraineté qui ouvre sur une expression nostalgique. Au final, The Wild Ones s’impose, malgré ou à cause de tout ça, comme un immense morceau de pop orchestrale sans orchestre, un instant de sur-romantisme sans romantisme, une chanson universellement effondrée, amoureuse et décadente qui porte sur elle tout et son contraire. Est-ce qu’Anderson aime vraiment cette fille ou est-ce qu’il a déjà sombré dans la drogue jusqu’au cou ? N’est-ce pas le simple souvenir vénéneux qui le fait vivre plutôt ?

Il y a un côté mort-vivant, morbide qui s’échappe de la charogne/madeleine que le chanteur partage avec nous. C’est ce parfum vaguement baudelairien mais qui renvoie aussi au Hollywood Babylone de Kenneth Anger, qui nous attire et nous enivre ici. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l’amour absolu, quelque chose de trouble et de désespéré dans une pop aussi aérienne et empreinte d’absolu.

Photo : Suede dans le Dartmoor pour le tournage du clip de The Wild Ones (tumblr) par Steve Doubl

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