Enregistré en mars 1985 au Carrier Dome de New York, Prince and The Revolution Live est peut-être à ce jour le meilleur live de Prince jamais mis à jour. Commercialisé déjà avec une réédition précédente de Purple Rain, ce nouveau disque provient d’une version bien meilleure issue des Vaults inépuisables du chanteur. Elle bénéficie d’un son plus net et vif, et s’accompagne (dans les éditions les plus élaborées) de nouvelles images, plus fines et de meilleure qualité, du concert. Le spectacle est ainsi à voir et à écouter et est tenu par les fans de Prince (et ceux qui pensent que le chanteur est l’un des showmen les plus extraordinaires de l’histoire du rock) comme l’un des meilleurs albums live de tous les temps.
Sans aller jusque là (on n’y était pas et un tel concours est assez stupide en soi), écouter ce disque de bout en bout, en regarder des extraits en DVD ou sur YouTube, va dans le sens de ceux qui crient au génie. Ce concert a une histoire assez remarquable qui prend sa source dans le succès insensé rencontré à sa sortie par Purple Rain. La sortie du film et de sa bande originale font exploser soudainement la renommée de Prince qui s’engage avec son groupe, The Revolution, dans une tournée que tout le monde voudrait voir durer au moins deux ans, histoire de capitaliser sur le succès international du disque. Prince offre des concerts incroyables mais se lasse assez vite de ce grand mouvement vers la renommée. Dans les faits, il est hyperactif et est déjà passé à autre chose. En tournée, il se réfugie dans son camion studio et écrit à n’en plus finir : il compose pour Sheila E, finalise Around The World In A Day, et n’a surtout pas l’intention de balader son spectacle actuel pendant une éternité. A la surprise générale, il annonce à son groupe qu’il écourte la tournée au lieu de l’allonger et donnera (en mars 1985) un spectacle conclusif visant à magnifier cette période dorée. C’est le concert new-yorkais qui constituera le point d’orgue et le point final à la séquence, démesuré, synthétique, somptueuse capture d’un génie en mouvement perpétuel et qui livre ici une prestation exceptionnelle mettant non seulement en valeur le disque qu’il porte (Purple Rain) mais aussi tout ce qu’il sait faire.
Le groupe, The Revolution, est incroyable et Prince l’est encore plus. La tracklist est une tuerie, multipliant les morceaux de bravoure, mais c’est surtout l’interprétation, habitée, inspirée, sauvage, ultra-énergique qui fait la différence avec les autres captations de concert de la même période et même avec l’album studio (lui-même « augmenté » de prises live). Ça démarre par un phénoménal Let’s Go Crazy aux guitares électriques et à la vitesse dévastatrices, pour un enchaînement glorieux (Delirious, 1999) qui aboutit à un Little Red Corvette à l’introduction synthétique fascinante et au déroule érotique irrésistible. Prince chante merveilleusement bien et insuffle à chacun des morceaux une sorte de supplément d’âme qui les rend unique et précieux. On passerait pour des dingues à vanter les titres un à un mais il y a dans l’équilibre du son, dans le jeu des guitares et les petites variations que le groupe apporte aux versions une magie véritable qui fait sortir l’enregistrement du lot. Est-ce la solennité historique du moment ? L’effet dernier concert ? Ou un alignement des planètes ? Le résultat est dingue, puissant, fédérateur, conciliant des interprétations survoltées de « classiques » et une dimension audacieuse qui va s’exprimer à travers des titres moins connus (à l’époque et encore aujourd’hui) tels que la cover de Yankee Doodle (morceau du XVIIIème siècle), interlude sublime et qui préfigure le génie de LoveSexy. Prince caresse et ensorcèle sur un Do Me, Baby proche de la perfection, cabotine sur Irresistible Bitch (une face B âpre et provocatrice), avant de jammer sur un Possessed qui porte bien son titre et que le groupe enlève avec une technicité jazzy cuivrée et professionnelle. Le mouvement le plus spectaculaire proposé par le disque est probablement celui d’une transformation d’une énergie purement érotique voire quasi pornographique à ce niveau de licence en une spiritualité élevée, symbolisée par le morceau God. Les presque huit minutes de cette autre face B, finalement assez peu connue, constituent l’instant clé d’un disque et d’une musique qui se retournent, en une seconde, sur elle-même pour ouvrir un espace spirituel et religieux à la puissance immédiate. La rupture de ton qui intervient à la 3ème minute est radicale, punk dans son exécution et marquée par un martèlement frénétique des touches du piano. C’est à cet instant que Prince noue/dénoue toutes ses contradictions, propulsant son public (populaire) dans une sorte d’interrogation vertigineuse sur la morale, la vie après la mort et le sacré. Prince tient tout le monde dans le creux de sa main et introduit ici des thématiques qui l’occuperont pendant les trois ou quatre ans qui suivent, notamment à travers les morceaux les plus forts d’un Around The World In A Day qui reste, pour nous, son meilleur album, le plus ambitieux et mystique.
Pour revenir au concert lui-même, God est incroyable et énigmatique. Le final est sidérant de modernité et se déverse dans un temps de l’après, rendu aux machines à baiser (Wendy), aux ordinateurs et à la technologie. Prince s’embrase à nouveau pour revenir en arrière mais en insufflant à sa vigueur presque primale toute la force de cette exploration métaphysique. Darling Nikki sonne comme un morceau de hard rock et se dissout littéralement dans un Beautiful Ones qui figure sans conteste parmi les dix meilleurs morceaux du chanteur. On ne commentera pas le dernier enchaînement que le simple énoncé de la tracklist suffit à vendre : When Doves Cry est proposé dans une version de près de dix minutes passionnante mais aussi typique de ces années-là, I Would Die For U et Baby I’m A Star marquent une convergence des veines rock, jazz, funk et fusion qui constituent l’ADN de Prince, avant que Purple Rain n’occupe l’espace pour près de 20 minutes.
Difficile de ne pas réagir à ce qui se passe sous nos yeux et nos oreilles. Prince prend le manche et livre ici une prestation exorbitante et excessive, parfois kitsch mais surtout d’une justesse et d’une délicatesse, technique et émotionnelle, qui sont sans doute sans équivalent. Possible que ces interprétations aient constitué l’ordinaire des tournées de l’époque (qu’on a pas vécu en direct et en live cette année là), mais on a la sensation à l’écoute de ce live de partager un moment historique et de prendre en plein poire un déferlement d’intensité qui, quasiment quarante ans plus tard, sonne comme neuf, sorte d’accomplissement du rock classic mais aussi du funk, de la soul et du jazz. Possible que le centre de gravité des musiques modernes ne se situe pas très loin de ce moment là, à la fois maîtrisé et inspiré, incandescent et caressant, exigeant et follement séduisant. Prince and The Revolution Live fait partie de ces disques à apporter sur une île déserte ou une planète morte, un de ces disques sur lesquels on peut aussi bien baiser, aimer ou mourir.
02. Delirious
03. 1999
04. Little Red Corvette
05. Take Me With U
06. Yankee Doodle
07. Do Me, Baby
08. Irresistible Bitch
09. Possessed
10. How Come U Don’t Call Me Anymore
11. Let’s Pretend We’re Married
12. International Lover
13. God
14. Computer Blue
15. Darling Nikki
16. The Beautiful Ones
17. When Doves Cry
18. I Would Die For U
19. Baby I’m A Star
20. Purple Rain