En découvrant Aleph, le premier album de Private World, on comprend assez rapidement qu’on n’avait pas pleinement mesuré la profondeur du propos, la complexité des émotions dégagées et la capacité à faire voyager. Pourtant les nouveaux protégés du décidément bien inspiré label Dais Records (Choir Boys, Drab Majesty, Cold Showers, Tempers… excusez du peu !) avait déjà dévoilé deux chansons impeccables. Hypnagogia et Chasm laissaient transparaître la posture du groupe : une indéniable morgue mais sachant restant avenante, à fleur de peau mais toute en retenue. En d’autres termes, le duo gallois a la classe quand bien même il n’excelle pas pour trousser des hymnes pop fédérateurs, capables de faire fusionner une foule dans un stade bondé (une situation qui n’est pas près d’être envisageable). Pas mieux pour les gimmicks qui restent en tête. Non, franchement, ce n’est pas un groupe à single et il n’y aucune chance pour qu’une agence de promotion parvienne à faire fructifier l’un de leurs morceaux grâce à de la synchronisation en musique de publicité.
Par contre pour ce qui est d’instaurer une ambiance, là, en revanche, cet album est un chef d’œuvre. Et peut-être même est-ce une qualité encore plus rare dans un monde où tout un chacun cherche à toujours aller plus vite, où le zapping est le mode de consommation exhorté par les mass medias. Eux préfèrent ne pas succomber aux sirènes – et ils ont raison : le plus beau des papillons, happé par la lumière, ne vivra guère plus que quelques heures. Les fulgurances sont vaines et toujours suspectes. Délibérément, Private World s’inscrit dans le temps. De toute façon, en seulement dix morceaux et trente-deux minutes, ils traversent déjà quatre décennies de musique romantique. Aleph aurait pu être la bande-son d’un road-trip spatio-temporel des banlieues ouvrières, des cités industrielles qui se diluent dans une campagne désertifiée. Mais en 2020, c’est le mouvement inverse qui opère : la nature reprend le territoire que le progrès a délaissé. Les chansons de Private World puisent leurs racines dans un monde révolu (les sonorités synthétiques sophistiquées, les guitares épiques, un saxophone même) et se drapent du vernis d’une nostalgie magnifiée par les technologies modernes. C’est un formidable crossover qui va de Tears For Fears à Simple Minds en passant par Talk Talk : un voyage dans le passé mais pas une ode au passéisme. Un tour de force réalisé en costard étriqué commandé sur un site web éco-responsable avec une foi indéfectible.