La forme est évidemment contenue quelque part dans les années 80, à peine teintée d’une préoccupation à la production de faire moderne mais c’est partout ailleurs un travail épatant, vigoureux et tout à fait à la hauteur du comeback. C’est seulement le 7ème album du groupe depuis sa formation en 1981 et surtout le premier depuis 18 ans. Entre temps, le duo Roland Orzabal-Curt Smith est passé à peu près par tous les états du désespoir. Le groupe n’a jamais totalement disparu entre les best of, les tournées et les rééditions de luxe de leurs albums, Tears For Fears s’est longtemps contenté d’être une cellule dormante aux prises avec ses démons, addiction, décès de la femme d’Orzabal et on en passe. Leur retour en studio, annoncé en 2015, aura pris plus de temps que prévu et s’est finalement concrétisé le plus simplement du monde par une session à deux guitares acoustiques, en 2020, consacrée à l’écriture de nouveaux morceaux.
La formule, simple et radicale, a marché au delà de ce que les deux bonhommes en attendaient. The Tipping Point confirme ce que le précédent album avait dessiné, à savoir que Curt Smith a pris du galon à l’écriture et qu’Orzabal, s’il a retrouvé sa place dominante, laisse un peu plus d’espace à son compère. Comme sur leurs meilleurs disques cependant, on ne distingue pas à l’écoute qui est à l’origine de quoi, ni comment tout ceci est fabriqué. Les deux hommes chantent les chansons qu’ils ont amenées mais la fusion est totale. Car ce qui domine chez les Tears For Fears, c’est bien cette sensation de facilité, de fluidité, d’aisance dans l’écriture pop.
L’album démarre pourtant par un morceau étrange, ce No Small Thing, mi-pop, mi-folk qui fait plus penser à Johnny Cash et à Dylan qu’au Tears For Fears qu’on connaît et recherche. Le morceau est lent, appliqué et pas dénué d’élégance, mais il n’en reste pas moins un choix étrange et un peu mou pour une entrée en matière. Il faut attendre la suite pour qu’on retrouve nos repères avec un The Tipping Point qui navigue musicalement en terrain connu et donne le ton d’un ensemble qui restera fidèle aux sonorités du groupe, tout en étant un brin plus sombre. Les deux hommes chantent à l’unisson, ce qui ne sera plus le cas par la suite, comme s’il s’agissait ici de sceller le contrat de réunion, autour de la disparition de la femme d’Ozabal dont il est question. La musique dépasse la mort, l’amitié la ressuscite et la remplace. Voici l’idée générale. On ne va pas revenir sur chaque morceau mais il n’y a quasiment aucun déchet ici. Les chansons sont bien écrites, formidablement produites et enrichies par un travail soigné et qu’on imagine méticuleux. Les voix sont à la fois angéliques, abstraites et éthérées le plus souvent comme on l’imagine en mode new wave, mais néanmoins incarnées et attachées au sens commun. Long, long, long time est émouvant et bien lisse jusque dans la gestion de ses crescendos. Break The Man, entonné par Curt Smith, est gentiment féministe et a de faux airs de standards des TFF du milieu des années 80 ou des Pet Shop Boys.
On n’est pas tout à fait certain qu’il soit nécessaire d’en revenir à ce point de l’histoire mais écouter The Tipping Point vous renvoie immanquablement à cet endroit là. My Demons vient chercher des poux dans la tête de Depeche Mode en épinglant la société de surveillance et ressuscite une sorte de synth pop/prog rock qu’on avait pas regoûtée dans une version aussi vivace et décidée depuis des années. Ozabal et Smith redonnent vie avec une remarquable efficacité à notre goût d’alors pour les ponts au synthé, les refrains emballés sur 2 vers et les mélodies vocales droites comme des autoroutes. Pas facile de savoir si on aime vraiment la guimauve splendide et émouvante d’un Rivers of Mercy larmoyant et pure comme la neige, ou si c’est notre propre souvenir du passé qu’on honore en écoutant ce disque. Comme à son habitude, Tears for Fears planque sous une pop claire et luxuriante, qui peut rappeler par moment la sophistication de XTC ou la générosité de Felt, la mélancolie et la tristesse qui soutiennent les paroles. On croise des fantômes et des traumatismes que les deux hommes habillent de lumière pour les rendre digestes et formuler de futurs plans de conquête (Master Plan et ses faux airs de Oasis ou de Muse !).
On a eu beau chercher, on n’a pas trouvé sur ce disque de tube instantané ou de chanson qui dépasse. Please Be Happy est probablement le morceau le plus juste et émouvant de tous. Orzabal évoque la dépression et le lent glissement de sa femme vers la mort, l’alcool et l’oubli. L’accompagnement au piano est remarquable et le morceau trouvera aisément sa place dans le canon du groupe. On n’en dira pas autant d’un End of Night, tentative maladroite de chanson uptempo qui fait plus que son âge et d’un final Stay, prévisible et surjoué.
The Tipping Point est un beau disque qui aura le mérite de plaire à à peu près tout le monde et de ne heurter ni les anciens fans ni ceux qui découvrent. Dire qu’il apporte quoi que ce soit de satisfaisant à quiconque est une autre paire de manches. Il n’est pas certain nous-mêmes qu’on éprouve le besoin d’y revenir très souvent. C’est évidemment ce qui est malheureux dans ces retours, bons ou mauvais, on y va pour voir et pas pour rester. On aime un peu mais très rarement à la folie, ce qui n’est jamais très bon. Cela n’enlève rien au talent des deux hommes et à la légitimité de l’entreprise. C’est juste qu’on y est plus pour grand monde et plus pour suffisamment longtemps pour vivre à reculons.