L’année musicale 2019 ne pouvait pas mieux commencer. Depuis maintenant vingt ans et quelques années, on suit pas à pas et avec une attention de tous les instants, les apparitions et les métamorphoses de Mike Giffts, qu’on avait croisé, dans une autre vie, au sein d’Earthling (1995), au point de le tenir depuis longtemps, avec Del Tha Funky Homosapien, pour le chanteur hip hop au flow le plus élégant et subtil actuellement en activité. Le premier vrai groupe au sein duquel il évolua en duo avec le producteur trip-hop Tim Saul a semé derrière lui quelques pépites (en 3 albums) qu’il est toujours de bon goût de redécouvrir. Mike Giffts a ensuite chanté au sein de collectifs divers. Il ne s’est presque jamais loupé, éclaboussant de sa verve et de son talent les albums ou les titres sur lesquels il apparaissait. Adepte du collectif et des associations de circonstances, Giffts a brillé ces dernières années, en compagnie du suédois Leo Hellden, au sein de Tristesse Contemporaine (en tant que chanteur) et Camp Claude (en qualité de compositeur et musicien), réussissant, avec ses comparses, à lancer simultanément ou presque deux groupes de premier plan et à succès, là où d’autres peinaient à en maintenir un à flots.
En guise de défi personnel, en 2018, et après 25 ans d’activité, le londonien d’origine jamaïcaine, s’est présenté une première fois sur scène, seul et dans son plus simple appareil : avec une guitare en bandoulière et une boîte à rythmes, sa voix, son humour et sa présence scénique en guise de protection. Organisé par le label Monopsone, ce concert a donné des idées à tout le monde et aboutit aujourd’hui à un premier EP de 6 titres et une vingtaine de minutes qui nous comble littéralement de joie. London Gothic est un EP qui rend compte de tout ce qu’on a jamais aimé chez Giffts : sa voix, sa légèreté, ses qualités d’écriture et sa capacité à s’affranchir des genres sans les perdre de vue.
C’est un EP qui évolue entre hip-hop et rock, avec une audace et une assurance insensées, un disque de dub, de rock new-yorkais à la Suicide, grand public et expérimental, exécuté avec une insolence et une indolence laid-back qui est en tout point remarquable. Le disque, illustré par une photographie magnifique de Londres signée Stéphane Merveille, démarre avec un titre épatant, Glued In, qui tient tout entier sur l’union entre le flow de Giffts, surexposé ici, souverain et crâneur, et les sonorités du vieux synthé qui lui a servi de compagnon de route sur la totalité des morceaux. Le morceau est gentiment vintage mais traversé par une énergie urbaine et transgenre saisissante. Ce « i am freakin out » qui tient lieu de refrain s’entend comme une ode aux marginaux, aux personnages interlopes qui hantent les villes et les sous-genres musicaux dont Rocket Mike se réclame.
Le titre est suivi par un Heads in The Speaker, meilleur morceau des six,qui sonne comme un formidable hommage au son de Bristol. Le trip hop a disparu des radars il y a longtemps mais subsiste ici dans une forme altérée et crépusculaire que Rocket Mike restitue avec une intelligence vénéneuse. Le texte est splendide, décrivant une errance désespérée, amoureuse et esthétique qui peut s’entendre comme l’impossibilité de s’éloigner de ses racines et des sons de sa jeunesse. Rappelé à son amour perdu comme il l’est aux musiques d’antan, Rocket Mike signe un morceau grandiose et qui donne envie de se replonger dans l’âge des Mezzanine et autres Post-Millenium Tension. London Gothic, le troisième titre, vaut autant pour sa perspective d’écriture biographique que pour la qualité de sa production. Le morceau est hanté, habité, troublant et plus sombre qu’on ne l’aurait cru. Il s’apparente aux dernières productions (restées confidentielles) d’un Earthling où Giffts s’attachait à décrire les effets hallucinogènes d’une schizophrénie urbaine, dark et galopante.
Que dire d’Hallelujah qui suit si ce n’est que c’est un joli coup de génie d’un peu plus de trois minutes. Rocket Mike s’engage avec les trois titres restants dans une veine plus électro, plus proche de Suicide, l’un de ses groupes références. La pulsation électrique et humaine est au centre du jeu et des morceaux, dégageant une vibration naturelle, atonale qui confine au sacré. C’est ce qu’exprime cet Hallelujah stupéfiant et hypnotique qui, avec sa progression discrète, résonne comme le récit synthétique de l’apparition du monde. L’allégresse littérale du titre jaillit du maelström constitué par le vrombissement électronique, portée juste par la force détachée d’une voix surhumaine. Head Full of Clouds revient avec efficacité à la ligne dark-hop de Insomniacs’ Ball. Il précède un final qui ressuscite Alan Vega et son rock primitif. I Did A Really Cool Thing met en scène Giftts en crooner à rouflaquettes, dans une imitation d’un Elvis ou d’un Tav Falco hors d’âge et qui tient à peine debout. La musique hoquète et se répète sans idée de manœuvre tandis que le chanteur s’accroche à une coolitude surréaliste et sans objet, soit une définition pure et parfaite de ce qu’on nomme le style.
London Gothic EP ressemble à un cadeau merveilleux déposé au pied du sapin ou à la première chose un peu précieuse et digne d’intérêt qu’on croise en ce début d’année. C’est un disque qui donne envie d’en entendre plus et laisse, par sa concision (c’est un EP boudiu, juste un EP), un peu sur sa faim. Il ouvre un champ des possibles immense et procure sur sa seule écoute, fascinante et qu’on répète en boucle depuis plusieurs semaines maintenant, l’idée qu’un album devrait suivre pour donner à Giffts l’occasion de développer un peu plus son personnage et de révéler l’étendue de sa liberté.
Note : en guise d’illustration sonore, reprise du Ring The Alarm de Tenor Saw par Rocket Mike, diffusée en décembre 2017 sur sa page soundcloud. On y retrouve une version démo de deux titres du EP.