Alerte neurasthénie : ceci est un message du Ministère de la Santé Mentale. Jean-Michel Jarre, 74 ans, musicien et défricheur électronique, compositeur d’Oxygène et de Révolutions. Danger : ancien grand optimiste bientôt repenti. N’agissez pas seul. Si et seulement si vous disposez d’informations le permettant : ramenez-le à la déraison. Votre mobilisation est essentielle ; la survie de l’auditoire et de l’Occident en dépend.
Eh ben voilà. On l’avait senti poindre. Encore un attrapé par la grande Atrabile ! Difficile quand sept décennies de croyances s’écroulent avec vous ; difficile de se rendre compte que l’on a vécu dans une bulle de mensonge. Et quelle belle illusion, si longtemps fertile ! Car le dernier album traversé d’un optimisme naïf et fou (enfin, on exagère beaucoup, mais à peine) date de 2018, avec Equinoxe Infinity. Enfin, il était temps !
Bon, on extravague un peu : l’espoir prométhéen et la sincère insouciance de Jarre ont toujours avoisinés une certaine vigilance. Mais depuis le Covid ? Mazette : il n’a fait que de broyer du noir, le bougre – pshht, ça reste entre nous, hein ? Vous voulez savoir comment on s’en est rendu compte ? Avec l’album Amazônia : Jarre composait un monumental contre-sens vis-à-vis de l’exposition de Sebastião Salgado. Tout du moins, de ce que l’on pouvait rationnellement attendre d’elle, soit une ode à la fragilité du vivant auquel Jarre aurait dû se soumettre. Malgré cela, Jarre fila une bande-son molle et moyenne (symptôme n°1 : le relâchement), peu généreuse et âpre, mais surtout victime d’un excédant de pessimisme et de noirceur (symptôme n°2 : l’inquiétude), d’autant plus incompréhensive quand on l’accole à l’épure merveilleuse des photos de Salgado (et non sa personne… vous suivez ?).
Hommage ! Ô désespoir !
Bon, et c’est là qu’intervient l’arrivée prochaine d’Oxymore, album hommage à Pierre Henry, premier bidouilleur de musique concrète et combinatoire – vous voyez, ces berlinois qui dansent en dodelinant de la tête dans des boîtes sombres? c’est lui! -, avec lequel Jarre avait débuté un morceau pour l’album collaboratif Electronica 2, juste avant la mort d’Henry en 2017. Bonjour suicide ! On attend plus que l’album hommage à Vangelis et on se flingue à l’unisson, c’est ça que tu veux Jean-Miche ?
Il semblerait que : oui. Car avec Brutalism, morceau extrait de cet album-témoignage, JMJ lâche la bile. Ce n’est plus une crainte sourde là, c’est une peur profonde qui monte, monte, monte. Cris d’horreur répétés, filets lugubres et poisseux, martèlement aliénant, grincements assonants, souffles craintifs (on devine ici les restes de l’auteur de Variations pour une porte et un soupir). Mais aussi sonorités rappelant cette invisible violence ne demandant qu’à surgir, tapie dans l’ombre mais complètement inopinée, et qui traversait l’Amazônia entier. D’un grand comme Jarre, on aurait pu se garder de ce recyclage, mais soit : ne gâchons pas notre bonheur.
À l’écoute, on s’imagine dans une œcuménopole grouillante et odieuse, telle la Mega City One de Judge Dredd, possiblement violente, assurément cruelle, la mâchoire contractée, la main glissée sous le trench coat, démangée, à l’affut de l’instant où tout basculera – la contraction, la pulsation, l’inflexion -, prête à dégainer, à transformer la possible vermine en marmelade possible. À regarder le clip, mélange de crayonné et de graphismes polygonés, on pense à l’esthétique de Tron : Legacy, mais aussi aux grandes heures du jeu « social » Second Life, à pâte web 1.0 volontairement dépassée, et on se dit que les thèmes de la ville jungle et des masses avilies, motifs pourtant éculés, n’ont jamais sonnés aussi justement qu’aujourd’hui.
À signaler que Jarre vient tout juste de laisser fuiter une excellente seconde monture (une manière comme une autre d’appeler un simple remix, au sens remodelage) du morceau beaucoup plus clubbing, et qui rappellerait presque la musique d’épigones tout aussi différents qu’Eric Prydz ou Boys Noize. On nous glisse à l’oreillette qu’un certain Martin Gore (le compositeur d’un groupe nommé Depeche Mode, vous connaissez ?) aurait participé à la production de ce Brutalism Take 2. Une influence commune de ces deux disciples. Décidément : la boucle se boucle. Les éléments d’angoisse sont légèrement diminués pour laisser place à une discothèque enténébrée mais tout aussi tortueuse. Il est toujours intéressant d’écouter une nouvelle combinatoire des éléments sonores (pré-cités) ; de constater ce qu’une autre recette peut donner avec ces mêmes aliments. Là, Jarre n’a pas chômé.
Incapable encore de comprendre sa transition, l’éternel technophile (pour combien de temps encore?) encore sous son emprise accompagnera la sortie de l’album d’une – ah bah tiens, qui voilà ! – plate-forme sociale, « métropole virtuelle dédiée aux concerts live et la musique ». Le progressiste en conversion qui nous vend le poison dont l’autre moitié (il semble) nous prémunit à demi-mots ; décidément, on aura tout vu.
Pas que l’on soit contre la brutalité musicale, au contraire : on adore la noirceur des diamants sonores. Mais puisque le sous-titre de l’album est Hommage to Pierre Henry, il faut espérer que Jarre serve, et cela en jugulant sa nouvelle amertume afin qu’elle ne déborde sur l’ensemble, la noirceur de Pierre Henry n’étant qu’une humeur parmi d’autres parcourant son œuvre pionnière.
Reste que le morceau et son clip sont d’une belle tenue, et confortent, encore et toujours, les secrètes envies (inconscientisées ?) de cinéma de Jarre. Ça fera 50 € la séance, Mônsieur !
« À signaler que Jarre vient tout juste de laisser fuiter une excellente seconde monture … »
Ce qui est à signaler c’est surtout que pour celui ci il a collaboré avec Martin Gore !
Merci mille fois Pierre! Vous avez totalement raison, cela m’a échappé hier! À vrai dire, Gore n’est pas explicitement crédité (en featuring).
Je viens de rajouter quelques lignes (et de modifier le titre). On comprend mieux d’où vient ce martellement / rythme froid et presque technoïde de cette 2nd monture, aha. Improbable collab’, quand on sait que JMJ en fait très peu!