C’est l’histoire d’une histoire. D’un garçon des rues errant dans les sentes du Sud. D’une jeune fille hantant les trottoirs. Saul et Juliette, c’était leur nom. S’ensuit une embardée à voitures, où les bolides fusent dans le désert et où les corps tombent à coup d’étincelles. La jeunesse est pressée de mourir, c’est bien connu.
Les clochards routiers
De Película est une ode à une certaine idée du cinéma, celui de la nouvelle vague américaine et de ses films des terres profondes, ses westerns routiers des années 70, comme Macadam Cowboys ou La Balade Sauvage. Les compositeurs de ce film sonore? Pas des moindres : The Limiñanas, le couple perpignanais de rock garage féru de cinéma américain et auréolé d’une certaine renommée internationale, et le pape de la techno française, Laurent Garnier. Combinaison improbable, pour un album élaboré à six mains, douce rêverie à l’odeur de gazoline, pendant qu’un virus vidait nos artères autoroutières.
Tout commence par l’appel de la route, horizon neuf. La voix caverneuse de Lionel Limiñana est rare, mais ancre, dans une prose impavide, le décor du scénario et ses personnages, comme ici avec Juliette :
Elle était née sous X, /
En 1970, sur un coup de rein fatal, /
Que sa mère encaissa
C’est tout le cinéma du désert américain qui se voit convoqué ici, mais transposé dans une Occitanie crépusculaire, celle du macadam pisseux et des pins brûlés. Une pointe de Nevada dans le Béarn et la Costa Brava. Saul débute par des sonorités aussi métalliques que des jantes, très rapidement doublées par des guitares anxieuses. Nos deux autostoppeurs vont traverser un Midi rugueux, et cela, à toute berzingue. Nous ne pouvons deviner ce qui est de l’ordre de l’inconscient ou non chez les Limiñanas – nous supposons que l’histoire leur a été incombée plus qu’à Laurent Garnier – , mais les rares fois où nous entendons M. Limiñana, on ne peut s’empêcher de penser (comme dans leurs précédents travaux d’ailleurs) à l’album narratif Bonnie & Clide de Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot, mais avec la voix lasse de sa période Love On The Beat. Peut-être expliquerait-ce cet énigmatique titre clin d’œil : Je rentrais dans le bois… BB ? Le narrateur, tout autant que l’architecture de l’album, dévoilent un itinéraire. Et même si l’album raconte une histoire, Lionel n’intervient que par petites touches, laissant la place à d’autres (l’habitué Bertrand Belin et Edi Pistolas), ou ébauchant par pointillisme un synopsis dont il revient à l’auditeur de faire son propre film. Les pistes de cet album sont longues comme les interminables bretelles d’Espagne, dilatant le temps et l’espace qui passent. Les notes de guitares sont appuyées, répétées comme ces terres brûlées que l’on voit défiler indéfiniment sur un siège passager.
À tombeau fermé
Cette répétitivité des boucles électroniques, fusionnées aux guitares narcotiques, serait-ce la touche Laurent Garnier ? Car si l’album porte bien la signature des Limiñanas, Garnier est plus difficilement discernable. Rappelons, au préalable, que les Limiñanas n’ont jamais prétendu à une sophistication dans leur rock, se préférant bourru et rustique. Le morceau Steeplechase, probablement l’un des meilleurs de l’album, est représentatif de nos interrogations. Les guitares rutilent, alors que les synthétiseurs se tiennent en seconde ligne, aux aguets, nous enfermant alors dans une sorte de stase comparable à celle ressentie quand notre cœur ne fait qu’un avec la carrosserie. Même si Laurent Garnier avait déjà percuté la musique des Limiñanas pour un remix (celui de Dimanche), cette union avec un artiste électro comme le sien n’était pas là plus prévisible. Des producteurs talentueux comme The Avener, un peu moins underground, certes, ou alors Ludovic Navarre de St. Germain (que Garnier a fait émerger avec son label F Communications), dont leur musique électronique avait déjà amorcé en solo la mise en place de passerelles entre l’électro et des genres comme la country, le rock ou le blues, auraient été plus conjecturables. Le morceau [I wanna Be] Waiting for my Plane, où on pressentait déjà l’envie de Garnier de lorgner vers le rock, a dû jouer dans la balance. Mais là où nous sommes plus circonspects avec Garnier est lorsque nous nous rendons compte que certaines sonorités électro-rétro rappellent souvent celles planantes… d’Air (en particulier leur premier album Moon Safari). Et ce n’est pas seulement Steeplechase qui en fait les frais : le morceau star Que Calor ! avec le chanteur de Pánico aussi, même si ses notes d’orgue aigües – conférant une étrangeté assez SF 60’s – se mêlent à des percussions hispanisantes de tambourins à clochettes. Sachant la position précurseur de Garnier, on aurait pu s’attendre à entendre un peu de ce qu’il avait tenté avec son album expérimental The Cloud Making Machine, ou le plus flottant et urbain Unreasonable Behavior (en particulier ses pistes les plus calmes), ou tout simplement un mariage où celui-ci aurait porté un peu plus la culotte du trouple en imposant simplement… des sonorités autres, nouvelles. Si l’auditeur pense être devant un album de techno-house à guitares, c’est raté. Limiter l’intelligence de Garnier à de la musique électro serait une faute. Qu’un artiste de sa stature accepte de faire un pas de côté pour se rendre fongible dans l’univers des The Limiñanas et se lancer ainsi dans un genre presque inconnu, celui d’un rock (de facto) électronique, est admirable. Et l’association n’en est pas moins probante. Car c’est oublier que la techno et le rock partagent un même objectif incantatoire : celui de nous enfoncer dans un écran d’hypnose et de chamanisme, à défaut de barbituriques.
Il y a du cinéma dans cette musique. Quelques exemples. Juliette commence par une rythmique de grosses caisses d’une lourdeur magnétique (Marie Limiñana est toujours aux baguettes) pour ensuite passer à la vitesse crescendo et culminer dans une tempête de guitares électriques, où les riffs éclatent et les cordes crépitent dans la brume. La superbe Promenade Oblique transforme nos Pyrénées-Orientales en Colorado méditerranéen, quelques notes arabisantes provenant peut-être d’une cithare hongroise, rappelant que les Maures sont passés par ce chemin jadis. Fait amusant, le début fait follement penser au I Feel Love de Donna Summer. Inconscient? Peut-être. Mais le trio préfère rapidement bifurquer vers un rock contemplatif mais combattif, celui où les guitares fument sous un cagnard de plomb. Laurent Garnier ajoute cette dimension trépidante et sémillante à cette virée, mais l’entendre s’essayer à des sonorités électrisantes brisant l’uniformité des cordes des rockeurs – typiquement ce que les genres de la techno ou de l’acid pures ne lui permettraient pas pour un EP, ou, tout du moins, moins – aurait été bienvenue. Laurent Garnier a privilégié l’alignement à la complémentarité. Un choix compréhensible quand on connait les similitudes entre la techno et le garage rock. Bien que répétitives, les pistes montent toujours en gradation, un peu comme celles des Stooges, dont le duo a toujours revendiqué son admiration. Adulateur de BO de films (Ennio Morricone, dont le spectre se situe dans les parages de Saul, François de Roubaix, etc.), c’est le genre de musique qui vous met au galop, que l’on entend pour encourager les fous du volant, la route restante étant encore longue. Le trio aurait-il écouté le krautrock de Can? Suivez notre regard…
De Película est la bande-son d’un film dont vous êtes le metteur en scène. Rarement explicite et souvent abstraite, la musique nous suggère plus qu’elle nous fournit du prêt-à-voir, réclamant à notre imagination de réaliser notre propre métrage. Ne gâche pas l’aventure humaine est une chambardée fatiguée. Il lui suffit de quelques phrases et boucles entêtantes pour nous faire deviner le malaise de la vie de bohème, où tout y est fragile, fugace, périssable. D’une caravane miteuse à une boîte de nuit craignos, d’une station-service perdue à un bouiboui fantôme, on trace la route et on slalome entre les morts, comme des pirates de l’asphalte, nouveaux nomades des temps modernes. Puis arrive, avec le contemplatif Saul c’est fait planter, la fin de cette odyssée routière, que nous tenterons de ne pas divulgâcher. Ces idylles ont l’espérance de vie d’une cigarette. Les derniers rayons plongent dans la nuit ; les moteurs se rendorment. Clap de fin.
02. Je rentrais dans le bois… BB
03. Juliette dans la caravane
04. Que Calor ! (ft. Edi Pistolas)
05. Promenade Oblique
06. Tu tournes en boucle
07. Steeplechase
08. Juliette
09. Ne gâche pas l’aventure humaine
10. Au début c’était le début (ft. Bertrand Belin)
11. Saul s’est fait planter
12. Que Calor ! (Edit) (ft. Edi Pistolas)