D’aucuns se sont émus récemment que nous accordions trop d’importance aux années 80 et 90 et pas assez aux chansons culte du passé. Ce n’est pas faux, même s’il nous est arrivé de descendre en apnée jusque 1940 pour parler de Blueberry Hill. Les chansons ne peuvent cependant être cultes que si celui qui leur accorde ce titre a pu en expérimenter l’écho et la résonance de son vivant. Il reste bien sûr pas mal de personnes qui ont entendu lors de sa création en 1966 le tube Strangers In The Night chanté par Frank Sinatra, mais à considérer qu’elles aient eu 18 ans à l’époque, ces grands témoins ont dépassé les soixante-dix ans et il est assez peu probable qu’elles soient familières avec ce statut snobinard et marketé du culte.
Il n’empêche qu’écouter Frank Sinatra décrocher un numéro 1 dans les charts alors qu’il vient de célébrer ses cinquante ans, en entonnant cette chanson qu’il déteste est un plaisir de gourmet pop. Qu’est-ce qu’elle est cruche et qu’est-ce qu’elle est belle ! Avec ses cordes, son faux rythme et ses manières de nous faire de l’oeil, son scat final, ses doudoudou, cette rengaine est juste irrésistible et à la limite du supportable. Le texte n’est pas vraiment original. On y reviendra mais si les uns et les autres disent vrai, la première version (ou alors la deuxième) du titre est diffusée en tant qu’instrumental (et instrumental seul) par son auteur officiel, l’Allemand Bert Kaempfert. Celui-ci a aidé, malgré lui, à la rencontre déterminante entre Brian Epstein et les Beatles, anecdote qui n’a pas grand chose à voir avec notre sujet mais qui est toujours bonne à raconter. Kaempfert est producteur quand il engage un jeune groupe pour servir de backing band au chanteur Tony Sheridan qu’il produit. Les Beatles enregistrent avec lui (après s’être rapprochés de lui à Hambourg) plusieurs morceaux dont un titre appelé my Bonnie qui est crédité au chanteur anglais. C’est ce morceau qu’un type (dont on ne connaît pas le nom) réclame à Brian Epstein un jour dans son magasin de disque. La scène se passe en octobre 1961. Epstein est intrigué qu’on lui parle d’un groupe de Liverpool qui a enregistré un disque et se met en quête des Fab Four. L’histoire est lancée, les Beatles croisant du reste Kaempfert un peu plus tard avant de rejoindre Parlophone mais c’est une autre histoire.
Kaempfert est l’homme qui vend officiellement une première version de Strangers in the Night sous le titre Beddy Bye (sans le texte donc) pour servir de bande originale à un film d’aventure intitulé A Man Could Get Killed. Le film est porté par James Garner et Meline Mercouri à qui on propose bientôt d’enregistrer une mélodie vocale sur le thème qui deviendra Strangers in The Night. Mais Mercouri ne sent pas le morceau et décline l’offre, arguant notamment que ce morceau ne conviendrait pas à sa voix et serait meilleur s’il était chanté par un homme. C’est là qu’intervient le récit du Libanais Arvo Uvezian et que les choses se compliquent. Selon ses termes, Uvezian qui est arrivé en 1947 aux Etats-Unis après avoir été le pianiste du Shah d’Iran essaie de se faire un nom dans la vente de morceaux originaux. Enrôlé dans l’armée, il est repéré pour son talent musical et échappe de justesse à la Guerre de Corée. Il traîne alors à New-York où il fait la connaissance (dit la légende) de Bert Kaempfert. Par un ami commun qui lui sert d’intermédiaire, Uvezian réussit à rencontrer Sinatra auquel il aimerait proposer une de ses compositions intitulée Broken Guitar.
Origine certifiée
Selon Uvezian toujours, Broken Guitar n’est autre que Strangers in the Night, une chanson que Sinatra, à la recherche d’un nouveau numéro 1, écoute d’abord d’une oreille distraite et considère toutefois comme particulièrement efficace. Mais Sinatra n’aime pas le texte qu’un ami d’Uvezian a écrit et dit à ce dernier qu’il ne peut pas la chanter en l’état. Dans le même temps, il se trouve qu’Uvezian a envoyé la chanson à Kaempfert pour que celui-ci officiellement l’enregistre en Allemagne. Selon Uvezian toujours, le Libanais pense qu’il n’en tirera rien aux Etats-Unis sur le plan financier et propose ainsi à l’Allemand de la signer en son nom et de partager avec lui les bénéfices. Une lettre secrète (jamais vue) scellerait l’accord et reconnaîtrait la paternité non démontré d’Uvezian. Sauf que Kaempfert revendique le morceau et entre en discussion pour que Sinatra l’enregistre avec le producteur de celui-ci, Jimmy Bowen. Bowen repère immédiatement le potentiel immense du titre et commande à Kaempfert de fortifier la chanson et de lui trouver un meilleur texte.
C’est là qu’interviennent deux autres personnages : l’auteur Charles Singleton qui se chargera du texte et le musicien Eddie Snyder qui réécrit l’arrangement et semble responsable en majeure partie de l’état définitif dans lequel le morceau se présente. Lorsque Sinatra récupère le titre fini, celui-ci est officiellement porté par un compositeur Allemand, Kaempfert, et deux co-auteurs, Singleton et Snyder. Mais The Voice trouve le morceau emmerdant, d’autant que pour la première prise en studio son guitariste Glen Campbell (qu’on retrouvera la même année en tant que musicien de session sur… Pet Sounds des Beach Boys) plante l’exécution. Sinatra prend le titre en grippe, le qualifie de « grosse merde » et menace de ne pas y retourner mais accepte finalement de refaire la prise. Il finit même par s’amuser et trouver quelques qualités à la mièvrerie du titre, ajoutant sur le final (sans que personne lui ait rien demandé) le célèbre passage de scat qui fera la renommée du titre. Lorsque le disque sort, le single impressionne et grimpe très vite en tête des charts. Placé en tête de l’album du même nom qui sort en mai 1966, Strangers in the Night permet au chanteur de décrocher deux Grammy Awards pour le meilleur morceau et en tant que Meilleur chanteur masculin. Summer Wind qui le suit de près cartonne de la même manière et deviendra lui aussi un des titres fétiches du chanteur, tandis que Strangers in the Night le poursuivra durant toute sa carrière.
Sinatra répétera à l’envie que ce morceau l’horripile et n’exprime pas grand chose pour lui. Mais il devient si emblématique de son charme et de la manière dont sa voix s’enroule autour du public que Strangers In The Night ne quittera par la suite pas souvent la setlist de ses prestations en live. On en trouve pourtant aucune trace dans le live qui suit et il faudra attendre l’album suivant en 1967 pour que Sinatra retrouve Kaempfert pour une autre chanson tout aussi efficace (mais un brin plus intéressante) : The World We Knew. Cette deuxième collaboration baptisera elle aussi l’album mais rencontrera un succès moindre, peut-être causé par des arrangements un peu plus sophistiqués et moins sirupeux.
Car si Strangers in the Night fonctionne aussi bien et aussi fort, c’est parce qu’elle s’affirme comme une parfaire rengaine pop, sans double fond, ni complexité excessive. Les cordes sont sucrées et la voix de Sinatra domine l’enregistrement qu’elle traverse avec une nonchalance qui confine au j’menfoutisme. Il faut dire que le titre ne présente absolument aucune difficulté et se descend comme une autoroute de la romance et du crooning. Sinatra la chante les yeux fermés et sans même s’en rendre compte, ne s’animant que dans la partie finale. La chanson qui s’étire difficilement jusqu’à 2 minutes 45 est d’une fluidité ultra prévisible et à la limite de l’ennui. Elle se prête parfaitement à roucouler et à rêver à une idylle lumineuse et romantique. Le texte ne présente aucune aspérité, aucune ambiguïté d’aucune sorte, s’imposant comme l’un des standards les moins riches et denses du chanteur.
Strangers in the night exchanging glances
Wondering in the night
What were the chances we’d be sharing love
Before the night was through
Something in your eyes was so inviting
Something in your smile was so exciting
Something in my heart told me I must have you
Strangers in the night, two lonely people
We were strangers in the night
Up to the moment when we said our first hello
Little did we know
Love was just a glance away
A warm embracing dance away
And ever since that night we’ve been together
Lovers at first sight, in love forever
It turned out so right for strangers in the night
Love was just a glance away
A warm embracing dance away
Ever since that night we’ve been together
Lovers at first sight, in love forever
It turned out so right for strangers in the night
Mystery Machine
Le message est aussi net et clair que la scène de rencontre de la Belle et du Clochard (1955), comme si les deux étrangers dans la nuit (dont on ne sait à peu près rien) n’étaient faits que pour s’embrasser en ombre chinoise sous le pont de Brooklyn. Mais c’est à un autre chien que la chanson s’attachera puisque le final en doubidou de Sinatra donnera l’idée à Fred Silverman, producteur hollywoodien (durant un vol de nuit en 1968) de baptiser le chien héros d’une nouvelle série de dessin animé d’enquête et de mystère : Scooby Doo. Strangers in The Night est donc à l’origine du nom de baptême du chien le plus cool de l’histoire du dessin animé (avec Snoopy). Un hommage à Sinatra sera d’ailleurs rendu dans le deuxième film consacré aux aventures du chien, lors d’une séance de chant.
L’histoire ne s’arrête pas là puisque le titre de Sinatra connaît par la suite quelques conflits de paternité. Encore et toujours. Uvezian se reconvertit dans le business et fait fortune dans les années 80 en développant en République Dominicaine un très juteux commerce de cigares, créant la célèbre marque Avo qui porte donc son nom. Il racontera à qui il veut l’entendre qu’il est l’unique compositeur de Strangers in the Night. Mais la chanson est également revendiquée par un compositeur français, Philippe-Gérard, qui en 1967, fait un recours en justice en arguant que le titre est un odieux plagiat de son propre morceau Magic Tango, écrit et déposé en 1953. Il faudra attendre 1971 pour que la justice tranche en la défaveur du Français et libère les royalties du single. Un dernier conflit oppose les Américains à un chanteur croate Ivo Robic qui prétend lui aussi avoir composé le titre et en avoir vendu la propriété à Kaempfert dans un radio crochet yougoslave. Robic et Kaempfert se connaissent de longue date et ont notamment composé ensemble un hit appelé Morgen. Là encore, les accusations de Robic ne tiennent pas et sont assez vite démontées. Robic n’aurait pas du tout signé le morceau mais en aurait juste assuré l’adaptation en langue croate.
Pour le reste, Strangers in the Night est devenu l’archétype de la chanson romantique et par extension un modèle du genre, aussi efficace qu’incontournable. Combien de couples se sont embrassés et formés en écoutant cette chanson ? Combien de personnes l’ont considéré à travers les décennies comme « leur chanson » ? Il est évidemment impossible de le dire. Ce qui est certain c’est que l’histoire du titre est beaucoup plus tordue et intéressante que la chanson elle-même. On espère en tout cas vous en avoir suffisamment dégoûté pour partager l’avis de Sinatra qui, en 1975, déclarait encore sur scène :
« Here’s a song that I cannot stand. I just cannot stand this song, but what the hell… »
Que diable! Il y a des chansons qui défient l’explication et qui sont bien plus fortes et plus puissantes que ceux qui les interprètent, que ceux qui les écrivent et les écoutent. Il n’y a pas deux chansons culte qui se ressemblent. Bonnes ou médiocres, elles rayonnent du même éclat mythologique, parlant au coeur des hommes comme si elles portaient la vérité en elle. Et puis c’est tout.
>Sinatra répétera à l’envie que ce morceau l’horripile et n’exprime pas grand chose pour lui.
En même temps, ça ne semble pas concerner spécifiquement le morceau puisqu’il disait plus ou moins la même chose de My Way.
>Les chansons ne peuvent cependant être cultes que si celui qui leur accorde ce titre a pu en expérimenter l’écho et la résonance de son vivant.
Disons plutôt qu’une chanson que quelqu’un n’a pas vue débarquer peut être culte pour lui mais ce quelqu’un écrira alors des choses moins pertinentes sur cette dernière. Un vingtenaire peut écrire des choses intéréssantes sur Born to run mais mesurera-t-il à la découverte pourquoi à l’époque Landau avait déclaré que le Boss était le futur du rock? De même, celui qui découvre Smells like teen spirit aujourd’hui peut-il mesurer à quel point le morceau représentait un gros ouf de soulagement pour tous ceux qui avaient subi le rock mainstream des années 80? Et puis la musique ce n’est pas que des notes c’est la manière dont elle est vécue, dont elle s’inscrit dans un quotidien au casque audio, dans une bringue ado, dans la manière dont elle permettait de se distinguer à l’adolescence ou dont elle pouvait susciter un changement de look.
Merci pour cette analyse très pertinente ma foi. C’est un vaste débat que les conditions de réception d’une chanson. Est-ce qu’elle a la même résonance à sa sortie dans son environnement de production ou est-ce qu’on la découvre différente 10 ou 20 ans après. Est-ce alors la même chanson ou une autre ? Si la séduction peut être tout aussi forte, il va de soi que le moment où on la reçoit rend difficile le partage d’expérience. Tu résumes parfaitement la chose : il y a l’analyse du moment et ensuite la somme des réceptions individuelles qui deviennent comme des répliques des expériences sensibles distinctes et privées. Ce qui n’empêche pas de communiquer sur la 1ère fois comme sur les suivantes.
Pardonnez-moi de commencer par un cliché mais Sinatra était un personnage incroyablement complexe, à tous les niveaux, se rêvant à la fois artiste maudit et mega star, homme ordinaire et personnage décadent, winner et loser, etc. Et bien connu pour ses prises de position anti-drogue il souffrait lui même de bien des addictions, les femmes et l’alcool of course mais aussi le succès et la lumière… Tout en sachant très bien qu’il n’était jamais aussi bon que dans la noirceur: Only the Lonely, monumental et suicidaire en est le meilleur exemple.
Mais il y a aussi Watertown (1970) -bouleversant- dans lequel, la voix en panne, il chante la déchéance d’un homme ordinaire. L’album a été le plus grand échec commercial de la carrière de Sinatra. Outre-Atlantique on dit souvent qu’il s’agit de son ‘Berlin’, alors que dans les faits, c’est bien Berlin de Lou Reed sorti 3 ans plus tard qui est une amère parodie de Watertown.
Lou Reed, a.k.a. Sinatra’s biggest closet fan qui a bien sûr signé la plus Sinatra-esque de toutes les chansons: ‘Femme Fatale’… Evidemment, chez lui, l’anti-héros n’est pas un bon américain moyen père mais bien un paumé allant de dérive en dérive… A part cela, Il y a tant de passerelles entre ces 2 albums miroir: 2 ‘histoires’ en 10 chapitres, le nom d’une ville en guise de titre, lignes de basse qui se recoupent (comparez le début de Caroline Says II et celui de Michael & Peter!) le souvenir d’un couple dans un café (Dubonnet vs. Tarte aux pommes). Le manque d’argent rédhibitoire d’un côté, l’argent ne réussissant même pas à sauver le couple de l’autre. Les deux femmes ne sont pas des ‘good mothers’. Le enfants pleurent chez Reed tandis qu’ils se moquent effrontément de leur père pathétique chez Frankie. Caroline est sombre, torturée, extrême, elle n’est pas un jouet, Elizabeth est plutôt une rigolote à la personnalité solaire -pourtant elles sont les deux revers de la même femme enfant. Chez Sinatra l’homme se veut irréprochable et magnanime, chez Reed il cogne sa femme. Jim aurait souhaité ne jamais s’embarquer dans cette galère, mais le monsieur très digne de Sinatra ‘would be in love, anyway.’ Et sur la fin Jim maudit cette histoire d’amour ridicule, ce temps perdu, tandis qu’à Watertown, Mr Right se rend à la gare pour attendre encore un peu plus. Cependant pour l’auditeur, le jugement est sans appel: ils sont aussi coupables l’un que l’autre. Si Caroline et Elizabeth sont les deux revers d’une femme enfant, les hommes se révèlent eux 2 relous qui n’ont rien compris. Quelle tristesse, dans les deux cas.
Et bien sûr il y a cette similarité incontournable: un titre de chanson commun aux 2 LPs, puisque ‘Lady Day’ de Sinatra , sorti en single à la même époque, devait à l’origine clôturer Watertown… Mais on a décidé qu’il valait mieux laisser une fin ‘ouverte’ à l’histoire plutôt que de terminer par un épilogue révélant la fin tragique de Madame, partie se perdre définitivement dans la grande ville telle une ‘whitebread Billie Holiday’… Il faut dire qu’à l’époque le management de Frankie était en discussion avec une télé américaine pour une adaptation de l’album à l’écran. Lou Reed lui, avec Sad Song, ne cherche ni à ménager l’auditeur, ni à passer sur CBS à une heure de grande écoute.
J’ai beaucoup lu sur le sujet, mais je n’ai jamais su si Sinatra a eu l’occasion d’écouter Berlin, lui qui détestait le druggie rock (‘Jim Morrisson a eu ce qu’il méritait!’) et qui même sans cela aurait sans doute associer Reed à la Factory et Warhol pour qui il avait du mal à cacher son mépris. Cependant je me souviens d’un article d’un journaliste américain qui semblait convaincu que ‘Like a Sad Song’ sorti sur l’album quasi Country & Western de Frankie en 1976 était un discret hommage (l’auteur de l’article parlait de ‘nod’) au Sad Song de Reed et à Berlin. Qui sait…
Tout ça pour dire qu’il faut oublier les choobidoo-choobidoo-wah et les paillettes: je pense vraiment que Sinatra est de la même famille qu’Hank Williams ou Ian Curtis… un homme qui a toujours cultivé sa part d’ombre, qui prétendait la combattre mais qui en fait la chérissait comme un trésor. Et s’il détestait Strangers in the Night, c’est sans doute aussi parce qu’il détestait aussi son addiction au succès, à la reconnaissance du grand public… Et détestait aussi être le crooner préféré de gens qui ne le comprenaient pas.