Quand Wim Wenders bossait avec Nick Cave, Depeche Mode, Lou Reed et Neneh Cherry

Wim Wenders - Jusqu'au bout du mondeFin 80’s, Wim Wenders est notre meilleur ami cinéphile. Il est celui qui « concerne les gens de quarante ans et séduit ceux de vingt », comme écrivait Daney dans Libé. Un cinéaste moderne, en phase avec diverses interrogations qui secouaient le landerneau du Septième Art (dont la principale : le cinéma, comment ça va ?), mais avec la conscience d’un héritage à transmettre (Ray, Antonioni, Lang, Ford). Une Palme d’Or en 84, pour Paris, Texas, puis le triomphe des Ailes du désir, en 87, venaient de parachever le statut privilégié qu’occupait alors Wenders : celui d’un auteur européen adoubé par la jeunesse.

D’où, en octobre 91, l’attente que constituait Jusqu’au bout du monde, projet le plus ambitieux (et le plus cher) jamais envisagé par Wenders. Un film de science-fiction international, porteur d’une vision sur les images de demain, d’une durée avoisinant les cinq heures (en fait trois, le film ayant été rapiécé au montage sur ordre des producteurs). Et in finish, une cruelle déception : divisé en deux parties, le film manquait de rythme, croulait sous ses intentions prophétiques, il semblait parfois trop lent ou trop rapide. Wenders filmait avec lourdeur la légèreté d’une série B friquée (première partie), puis au crayon gras les thématiques de l’ouvrage (deuxième partie). Jusqu’au bout du monde, malheureusement, nous éloigna de Wim Wenders – son film suivant, Si Loin, Si proche, une suite bulldozer aux Ailes du Désir, consommait le divorce.

N’empêche qu’en 2018, Jusqu’au bout du monde se revoit avec plaisir (dans sa version de cinq heures, la vraie, l’officielle). Wenders y annonçait le GPS, les réseaux sociaux, Skype et la carte bleue sur Internet. Avec ludisme : William Hurt et Solveig Dommartin, léthargiques, traversent les continents avec une amusante facilité ; ils se pistent, se perdent, se retrouvent, via une technologie dorénavant validée par notre époque ; ils finissent même par devenir accros à un petit moniteur vidéo (l’ancêtre du Smartphone ?).

Peut-être la déception Jusqu’au bout du monde ne venait pas tant de Wenders que du contexte cinématographique du moment : entre le Pont-Neuf de Carax, le Van Gogh de Pialat, le Barton Fink des Coen, J’entends plus la guitare (Garrel), Desplechin, Kaurismaki et Spike Lee, le mastodonte wendersien détenait un aspect vieillot, ankylosé – comme si le Grand Cinéma Européen des années 80 atteignait une limite.

En 91 pourtant, Jusqu’au bout du monde ressemblait aux films que tourne aujourd’hui Olivier Assayas : des histoires réalistes, bien dans l’époque, où l’on ne se déplace jamais sans écran miniature, où chaque mouvement peut s’espionner, où un trajet international en aller / retour s’expédie sur pellicule en moins de dix minutes… Le monde dans un mouchoir !

Si le film Jusqu’au bout du monde laissait dubitatif en 91, un point recueillait l’unanimité : sa bande originale. Car Wenders, fichtre, se payait des inédits (ou des chansons spécialement écrites pour lui – on ne disait pas non à Wim) composés par les meilleurs groupes ou artistes du début 90’s : Nick Cave and The Bad Seeds, R.E.M., Lou Reed, Elvis Costello, Julee Cruise, Depeche Mode, Talking Heads (pourtant séparés !), Crime and The City Solution, Neneh Cherry, Patti Smith

Cette BOF sidérait par la qualité de… tous les titres ! Normal dans le cas de Nick Cave, R.E.M. ou Neneh Cherry. Plus surprenant pour U2 (qui, à cette époque, s’assimilait toujours à un groupe irlandais avec son petit drapeau en bandoulière) : Until the end of the world, qui annonçait l’album Achtung Baby, dévoilait un U2 surprenant d’inventivité contemporaine.

Nous supposons également que le titre Death’s Door permit à une certaine intelligentsia de revoir son jugement haineux envers Depeche Mode, de totalement réhabiliter le groupe et d’inventer l’appellatif Martin « Mozart » Gore. Merci, Wim !

Par effet de contraste, le film vieillit mieux que sa bande originale. Là où Jusqu’au bout du monde ressemble aujourd’hui à un documentaire plus ou moins proche de nos quotidiens FB / Insta / Google / Smart, sa musique nous ramène au début des années 90.

Si les titres de Nick Cave, Depeche Mode et Julee Cruise restent indémodables, car volontairement intemporels, les autres compositions cherchent un peu trop à constater le changement de décennie. Un pied entre deux chaises. Le discours très en avant. Le virus Wenders s’insinuant malgré lui dans la sincérité des musiciens.

Photo : Jusqu’au bout du monde (capture d’écran)

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