On ne sait pas d’où viennent l’audace et la peine qui transfigurent ce second album de The Dead Mantra. Est-ce la certitude de mourir bientôt ? L’air vicié, humide et froid du Mans ? Sont-ce l’éloignement et la difficulté de jouer ensemble ? Si Nemure était, à sa manière désolée et gothique, un album d’élévation et de tutoiement du sacré, céleste donc ou ayant l’ambition de côtoyer les nuages, Saudade Forever est un album terrestre où à l’image de sa pochette (magnifiquement enluminée par la fabrication de Cranes Records) les corps agitent leurs souffrances dans une fosse profonde, se frottent les uns aux autres en hurlant de douleur.
Saudade Forever est un album malheureux, qui rappelle (ce sont les références du genre), par son désespoir et les profondeurs qu’il explore, le Pornography de The Cure. Peu à voir musicalement, si ce n’est la grande fraternité des guitares shoegaze qui accueille aussi bien Robert Smith, que Mogwai ou Ride, mais ce même sentiment que la souffrance est partout et que la musique est la seule façon de l’exprimer. Il y a très peu de lumière parmi les sept nouveaux morceaux qui composent l’album, trop peu pourraient opposer ceux qui, confrontés à un tel matériau, jugeront que l’album manque de variation et de changements de ton.
Pour apprécier Saudade Forever, il faut entendre le bruit dans le bruit, se mettre à l’écoute de l’électricité qui parle et chante mieux que les hommes. Il y a bien ces instants où Paul Bourmendil, le chanteur, s’époumone et crie pour qu’on l’entende, ces instants où les paroles ont un sens, en français ou en anglais. Il y a ces instants où l’on croit saisir une éclaircie, sur le magnifique Lately, ou un faux rythme ami sur Saudade Forever. Et puis il y a les aplats de matière déchirée, les lambeaux de sons qui grésillent et s’éparpillent comme sur Luxury Shopping, l’un de nos morceaux favoris, ces titres où il n’y a rien avant et rien après, où le son envahit soudainement l’espace et en éprouve le cadre, rebondit sur les mots/murs illisibles, saigne et puis s’éteint comme il était venu. Saudade Forever tient de la musique ambiante, du rock psychédélique parfois, du shoegaze et aussi du metal, du drone sans doute. Il se tient à la limite des genres pour inspirer la peur et la désolation. La profondeur du sillon de mort est telle qu’on finit par être en terre familière et pouvoir y planter sa tente. La chanson Ropes est la seule qui pourrait appartenir à l’ancien monde, celui de Nemure. Sa structure est classique et sa progression régulière. On distingue une mélodie hospitalière. C’est un titre qui présente une forme de naïveté rassurante dans la morbidité. A l’échelle du disque, c’est le morceau le plus engageant mais aussi le plus faible.
Les six autres pièces ne laissent aucun répit, ne font aucun quartier. La régularité de Je Ne Dormirai Jamais explose en vol. Les titres s’autodétruisent les uns après les autres, refusant la linéarité et la simplicité que suggère souvent leur première minute. La fenêtre ouverte sur cour qui porte Window débouche sur une vision d’enfer. Il n’est pas impossible que ce dernier morceau, long de sept magnifiques minutes, ait été conçu pour donner sur un ailleurs optimiste, un monde meilleur. Mais The Dead Mantra n’y croit plus. Ces types ont 25 ans mais en ont pris 50 en trois ans. Ils ne croient pas à la République En Marche, à l’arrivée du printemps et à l’amour à trois. The Dead Mantra n’a même plus la tenue d’une tombe fleurie. Ils ont les fesses dans la fosse et la tête en bas. D’autres sont passés par là avant : punk, post-machin. Wire a crié dans le noir et avant lui Pere Ubu de l’autre côté de l’Atlantique. Mudhoney a prié pour nous. Kurt Cobain a souffert. Quelques uns ont survécu. Ils étaient jeunes, croyaient savoir que tout était fini. « Tout est la fin/faim de quelque chose », comme disait l’autre.
On n’est pas plus surpris que ça d’apprendre que le groupe lâchait l’éponge après ça. Saudade Forever est un final parfait, imposant mais encore un poil adolescent, noir mais dont l’énergie trahit aussi l’impossibilité de succomber aux ténèbres. La musique est un jeu. Cet album est la plus belle défaite de ce début d’année. Les buts marqués à l’extérieur comptent double.