[Chanson Culte #68] – Cheval d’Erik Arnaud, Metoo# et la pop precog (2010)

Erik Arnaud - L'armurePeut-on concevoir qu’une chanson culte ne soit pas… très connue ? Il nous aura fallu 67 épisodes de notre passionnante saga pour soutenir le contraire : on peut en effet penser que certaines chansons sont si importantes et définitives qu’elles peuvent être qualifiées de culte tout en ayant échappé au public populaire, voire au public tout court. C’est le cas de ce Cheval, chanson d’ouverture du troisième et dernier album du chanteur français Erik Arnaud, sorti en 2010 sur feu le label Monopsone, et qui, si on ne fait pas erreur, sera une découverte pour beaucoup, ce qui ne l’aura pas empêchée, à l’époque, d’être mise en avant dans les chroniques consacrées à ce disque somptueux.

Dans un environnement politique, social et domestique où la question des violences faites aux femmes et plus généralement les rapports de domination entre les sexes sont devenus des enjeux majeurs pour tout être social (convaincu que la prise en compte du sort de 60% de l’humanité n’est pas un sujet secondaire), la chanson Cheval d’Erik Arnaud sonne comme la contribution musicale (en français, sans trop d’hésitation, « du monde » sûrement) la plus intelligente, la plus subtile et la plus esthétiquement ESSENTIELLE qu’il est possible d’écouter sans se démettre une oreille. Elle a pour elle, ce qui n’est pas rien, d’avoir été écrite et chantée en 2010, alors que le mouvement #MeToo, dans son acception moderne, universelle et en réseau, ne naîtra que sept ans plus tard (à l’automne 2017 disons). La travailleuse sociale Tarana Burke, sensibilisée aux violences sexuelles par une adolescente au milieu des années 90, a bien lancé un Me Too Movement en 2007 mais qui n’est qu’une préfiguration de ce qui viendra.

Erik Arnaud n’est évidemment pas le premier à dénoncer ou à rendre compte des situations de violence, physique et psychologique, au sein du couple et entre amants en général.

Rock et violences faites aux femmes 

On pourrait citer le Rape Me de Nirvana (1993), chanson qui porte supposément sur le viol d’une jeune femme par un homme et la condamnation (d’après les témoignages de Cobain) de celui-ci à la prison où il se fait violer à son tour. Le groupe américain rejoint des auteurs moins subtils que lui sur le sujet à l’image du scandaleux et inécoutable Can U Control Your Hoe de Snoop Dogg (« You got to put that bitch in her place / Even if it’s slapping her in the face.« ), en 2004, ou même de l’assez ambigu, Run For Your Life des Beatles où un amant jaloux menace sa femme de la massacrer si elle tombe entre ses mains ou est surprise avec quelqu’un d’autre que lui.

On n’oubliera pas de mentionner sur le sujet le remarquable morceau, Millie Pulled A Pistol On Santa de De La Soul (1991) qui offre une description superbe de la victime (Millie) jusqu’à ce qu’elle réclame sa vengeance.

La violence dans l’expression du désir ou associée à une rupture amoureuse est un thème très présent dans les musiques populaires qui se décline sous des formes très différentes. Certains groupes ont dénoncé l’inceste domestique comme Bikini Kill avec Suck My Left One, parmi les titres fameux, d’autres le harcèlement de rue et les comportements de domination d’une façon un peu générale à l’instar du très éloquent Suggestion de Fugazi en 1991, chanson dont le texte résonne avec l’actualité :

Why can’t I walk down a street free of suggestion?
Is my body the only trait in the eye’s of men?
I’ve got some skin
You want to look in there?
Lays no reward in what you discover
You spent yourself watching me suffer
Suffer your words, suffer your eyes, suffer your hands
Suffer your interpretation of what it is to be a man

On pourrait évoquer, pour l’exemple, la très fausse chanson d’amour du groupe Police, Every Breath You Take, qui n’est rien d’autre que la promesse d’un ex-copain obsessionnel et probablement harceleur envers la femme qui l’a quitté ou qu’il a quittée. La limite entre l’agression et la jalousie est difficile à tracer. Il n’en reste pas moins surprenant que ce morceau soit régulièrement joué dans les mariages…

On terminera en citant une chanson dont l’ambiguïté nous ramènera vers les qualités de composition du titre d’Erik Arnaud. La chanson, arrangée par un Phil Spector au sommet de son art pervers, est composée par Carole King et Gerry Goffin au sujet de leur babysitter qui justifiait par l’amour qu’il lui portait les coups que lui assénaient son copain d’alors. Comment est-ce que la violence peut être perçue et interprétée comme une preuve d’amour par l’agresseur mais aussi par la victime ? C’est la question qu’on croise assez souvent dans les traitements réservés à la violence contre les femmes dans les musiques contemporaines, comme si le traitement esthétique et sentimental (l’amour fou, la colère, la passion) conduisaient tout droit à ce que le sentiment déborde et que chacun perde la tête. On peut retrouver des traces de cette compréhension surrréaliste (il me maltraite car il m’aime, par affection, par intérêt) dans les mécanismes de justification conjugale mais aussi jusqu’à aujourd’hui dans une bonne moitié des titres du DNK de Aya Nakamura, qui évoque de façon implicite la séparation d’avec son copain.

La France et les gnons 

Erik Arnaud reprend cette idée et la porte à une sorte de sommet de complexité dans une pop française finalement assez pauvre sur le sujet. Avant d’en venir à Cheval lui-même, on soulignera ce que la chanson a de différent et de supérieur en prenant l’exemple de quelques chansons récentes portant sur ce sujet. On a pas mal parlé d’Angèle et de son Tempête. La tentative d’évoquer les violences au sein du couple est louable mais portée par un traitement unidimensionnel assez simple.

Les bleus c’est rien, c’est juste une belle couleurPlus douce que celle de ses yeuxQuand il se met en colèreÇa continue de durer alors qu’elle lui dit« On ne s’aime plus comme avant »Il continue dans son déniIl dit qu’ils vont de l’avant« J’ai été folle de t’aimer si fort, folle d’aimer fort un fou »La peur la guette quand il crie trop fortQuand il se jette à son cou

On retrouve le même genre d’allusion chez Clara Luciani sur Cœur (2021), chanson saluée par pas mal d’observateurs comme une vraie chanson engagée alors que les détours pour évoquer la question mettent presque mal à l’aise tant ils contournent l’obstacle.

Ta peau est fine comme du papier à cigarette
Chaque fois qu’on la frappe, il y pousse une violette
On t’fait du mal
J’veux pas qu’on t’fasse du mal
L’amour ne cogne
Que le cœur et ne laisse jamais personne
Te faire croire le contraire
L’amour ne cogne que le cœur

En langue française, la Chanson-Cri de Georges Moustaki (1976) sous sa forme programmatique (on a plus à faire à un discours qu’à une chanson) est probablement la charge la plus frontale qu’on puisse entendre sur le thème du viol avec le Quand c’est non, c’est non de Jeanne Cherhal (2014), avant que #Metoo ne vienne doper la production hexagonale et n’offrir une déferlante de médiocrités pop à la noblesse inattaquable. Jusqu’à Cheval d’Erik Arnaud, la langue française (et là encore, on passe sur les évocations douloureuses de l’inceste à travers les âges, sur Barbara, etc), on ne trouve pas de chanson masculine digne de ce nom qui puisse rivaliser avec la force, l’intensité et la modernité du dispositif du Take Me Back de Babybird (1998), l’une des réalisations les plus abouties sur ce thème.

Cheval de trait

La force de Cheval repose sur le caractère surprenant du point de vue (on ne sait pas d’emblée qui s’exprime), la force avec laquelle l’utilisation d’un vocabulaire « vulgaire » (l’emploi de termes comme « saloperie », « j’me casse », « conne », « connard, tu me lâches ») nous projette dans l’extrême réaliste de la situation et bien entendu dans la richesse (et les contradictions) d’émotion que le discours de la femme maltraitée véhicule.

L’accompagnement, minimaliste, duquel on retient une rythmique qui nourrit le martèlement des mots mais fait aussi écho aux possibles coups qui ont été portés et au sentiment de douleur, dérange et hypnotise. Les effets sont renforcés par l’utilisation de la rime (suivie puis embrassée) et prolongés par une production millimétrée qui ira jusqu’à terminer sur un terrifiant solo de batterie martiale sur les quatre dernières secondes.

J’trouve que t’emballes
Comme un cheval
Tu dis des conneries
Putain ça suffit
Je claque la porte
T’es comme un cloporte
En pleine lumière
Rien qu’une merde
As-tu un truc à me dire?
Tu m’aimes
Est-ce que tu m’aimes?
Une saloperie à m’offrir

Tu veux qu’on s’embrasse
Mais moi je me casse
Tu me prends pour une conne
Reste à ta place
Connard tu me lâches
Pas la peine d’en faire des tonnes
Tu trouves ça normal
Tes cheveux sales
L’appart pourri
Putain ça me scie
Cette fois je décroche
T’as raté le coche
J’suis au fond du trou
Les mains dans la boue
As-tu un truc à me dire?
Tu m’aimes
Est-ce que tu m’aimes?
Une saloperie à m’offrir
Tu veux qu’on s’embrasse
Mais moi je me casse
Tu me prends pour une conne
Reste à ta place
Connard tu me lâches
Pas la peine d’en faire des tonnes
Tu peux crever
Tu peux pleurer
Je suis bien dans ma peau
Tu me fais chier
Tu m’as brisée
Tu es l’âme/l’homme qu’il me faut
Je suis normale
Je suis une femme
Je suis bien dans ma peau
Tu m’as fait mal
Je t’ai fait mal
Tu es l’homme qu’il me faut
Tu peux crever
Tu peux pleurer
Je suis bien dans ma peau
Tu me fais chier
Tu m’as brisée
Tu es l’homme qu’il me faut

Il suffit d’un couplet sec et parfait pour que Cheval gagne son statut de culte et de chanson supérieure. L’enchaînement « cheval/t’emballe » – « cloporte/porte » et « rien qu’une merde » énoncé à froid nous propulse à un niveau de violence cru et blafard jamais atteint sur ce sujet dans la chanson française.

Il y a une âpreté et une absence complète d’émotion dans le chant qui renforcent l’effet de saisissement qui glace l’auditeur. Ainsi placée en tête d’un disque qui interpellait déjà par sa pochette (splendide et pleine d’audace signée Stéphane Merveille pour un Erik Arnaud morbide et hautement érotique), la chanson frappe fort et nous amène d’emblée à réviser notre jugement.

Oui, c’est un homme qui chante « pour une femme ». Oui c’est un chant qui parle en apparence sans colère ni haine alors qu’il n’exprime que de l’emportement et de l’excès. Oui c’est une mélodie délicate et down tempo alors que tout s’accélère et va crescendo. Oui, le chanteur chante sans effet et sans s’égosiller alors qu’il est à bout.  Cheval est une chanson qui repose sur le grand écart, les faux-semblants et la capacité à jouer de manière subtile entre le fond et la forme, l’un épousant l’autre avant de mieux s’en distancier pour se contredire/dédire.

Le crescendo est discret mais bien réel qui nous fait passer du premier couplet au deuxième et du deuxième au troisième sans qu’il y ait de véritable accélération du tempo ou d’altération majeure de l’accompagnement. On ressent pourtant à l’écoute une forme de progression qui passe de l’interpellation à une violence qu’on sait au minimum psychologique et probablement physique. Le « tu m’as fait mal/je t’ai fait mal » est sinistre et certainement pas égalitaire, renvoyant aujourd’hui à tout ce qu’on sait ou pressent dans ce genre de situation.

Si la première partie de la chanson met en scène une femme qui semble en « pleine possession de son destin » et en capacité de quitter le minable qui lui sert de copain et abuse d’elle, la chanson qui est construite musicalement comme une tentative de s’échapper va paradoxalement se retourner contre elle au fur et à mesure que le son s’élève et qu’est révélée sa détresse psychologique. Erik Arnaud, après la séquence accusatrice si définitive du début, embraye immédiatement sur l’introduction d’un doute qui ne cessera jamais de croître et vient désamorcer toutes les condamnations qui ont précédé.

Le « as-tu quelque chose à me dire ? une saloperie à m’offrir ? » résonne comme une main tendue pleine de désespoir et renvoie également aux faux apaisements et réconciliations qui suivent souvent les crises. Un cadeau ? Une baise de consolation ? Un tombereau d’excuses. C’est dans ce jeu sur la violence passée/résorbée et violence à venir que la chanson se tend et sombre dans une sorte de gouffre sombre et existentiel.

Le final valide bien entendu cette idée d’une explosion du sujet en mille morceaux autour des propositions contradictoires qui associent les envies de départ et la résignation à se faire maltraiter. On touche au génie littéraire et musical sur le dernier segment qui résume à lui tout seul dix mille pages d’essai sur le sujet :

Tu peux crever
Tu peux pleurer
Je suis bien dans ma peau
Tu me fais chier
Tu m’as brisée
Tu es l’homme qu’il me faut

Est-ce que le chanteur dit « l’homme qu’il me faut » ou « l’âme qu’il me faut » ? Sa manière de prononcer le « o » est trouble et trahit la façon dont l’amour et le repentir, le regret et la défausse s’insinuent pernicieusement dans la psyché de la victime pour lui faire désirer ce qu’elle regrette et regretter ce qu’elle désire.

Cheval est une chanson au bord de l’abîme, fascinante et sociologiquement d’une justesse inégalée, une simple chanson pop rock qui vaut bien, en moins de quatre minutes seulement, la lecture d’un roman tel que L’amour et les forêts d’Eric Reinhardt, livre de 2014 dont on avait fait grand cas à l’époque sur ce thème, et dont Cheval est pour ainsi dire l’adaptation antérieure à l’écriture.

Là où Reinhardt utilise les lettres (dérobées) pour mettre en voix le discours direct de la femme victime, Erik Arnaud atteint une vigueur immédiate (au sens littéral « sans médiation » et instantanée) et infiniment plus puissante et active par son chant brut et détonné. L’effet de réalité, comme disent les écrivains, est total et radical ici, donnant à la pop une capacité à déclencher l’émotion qui est bien supérieure à celle de la littérature romanesque.

La vision musicale, littéraire, esthétique est d’autant plus admirable qu’il semble que la chanson ait été enregistrée et jouée de bout en bout par son auteur sans aucune aide comme si cette limpidité lui était venue d’ailleurs et s’était imposée naturellement à lui. Cheval est si forte qu’elle attire tout l’album à lui. L’Armure est probablement l’un des plus beaux albums de rock français de ces vingt dernières années. C’est un vrai disque de musique, de mélodies mais aussi un disque qui ravira les littéraires. Les textes sont drôles et sinistres, animés par le désir permanent de jouer, d’amuser et d’éclairer le réel. Nous sommes est un monument et Rocco la chanson burlesque la plus épatante qu’on connaisse avec le Billy Budd de Morrissey (sur Vauxhall and I) et le David Watts de The Kinks.

Mais aucun de ces morceaux n’a l’impact visionnaire et pré-historique d’un Cheval qui fonce au galop (!) sur le masculinisme, le machisme et le sexisme ordinaires. Erik Arnaud, véritable imam caché du rock français, n’a, depuis ce disque, pas reparu sous ce format malgré quelques pépites déposées ici ou là au gré de compilations ou ep.

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