The Stranglers / Dark Matters
[Coursegood]

8.6 Note de l'auteur
8.6

The Stranglers - Dark MattersNos quatre bourreaux, ceux qui auront fait chavirer plus d’une tête dans notre jeunesse, sont de retour. Enfin, pas au complet, car Dave Greenfield, claviériste pilier du groupe, a rejoint la faucheuse, un beau jour de mai 2020, la faute à la Covid. Honte à nous de ne pas avoir écrit un petit article pour célébrer sa mort (il aurait préféré cela). Il faut dire qu’il pleut des défunts, ces temps-ci. Mais Dave est encore là, et il a encore bien des choses à nous conter. Leur nouvel album, Dark Matters, constitue une opportunité de se rattraper. Et diantre, quel album! 46 ans de carrière, de voix abîmées et de corps cabossés, et pourtant, leur musique n’a pas pris un pli.

Le dernier pub avant la fin de vie

L’album débute en fanfare, avec une musicalité que seuls les groupes de rock de cet âge sont encore capables. Aucun doute, nous sommes bien chez The Stranglers. Et pourtant, leur approche mute encore. Il y a une volonté continuelle de renaissance qui frappe dès l’ouverture avec Water. Le temps a terriblement joué sur les cordes vocales de Jean-Jacques Burnel, la rendant… méconnaissable, neuve. Il y a un nous ne savons quoi de verdeur. Les garçons ont toujours la gnaque des vierges, et les guitares brandies jutent de peps. Avec ce morceau s’achevant en feu de Bengale, on pouvait difficilement faire moins élégiaque après le départ de Greenfield. Ce n’est pas l’objectif poursuivi : nos outrageux punks se refusent à faire pleurer inutilement les madeleines. Une autre raison serait que les mains de Greenfield étaient bien présentes dans la confection de l’album, dans sa majeure partie.

Greenfield n’est plus ici, et pourtant, il lui reste tant à nous dire. If Something’s Gonna Kill Me (It Might As Well Be Love) est sublime, et nous entendons son fantôme tenter communiquer, essayant de dresser des viaducs entre les Stranglers du début et de la fin, ciel et terre, musique et souvenirs. Son séquençage, maniéré, est fascinant, nous cornaquant pour pérégriner entre les années dorées, celles où son pianotement de félidé nous griffait le visage avec Always The Sun, European Female ou God is Good, jusqu’à aujourd’hui. Il est l’unique morceau jouant le plus l’équilibriste, rappelant la touche musicale des premiers pas glorieux du groupe, tout en s’encastrant, telle une poupée gigogne, dans un coffin neuf. La voix de Burnel en vient même à rajeunir, à retrouver son timbre d’antan! Et pourtant, c’est un des rares titres où Dave n’était déjà plus. Ce n’est plus seulement le passé qui nous hante, c’est nous qui le hantons, dans un chassé-croisé permanent avec le présent. S’il y a des fantômes à trouver, ce sont bien les nôtres, hantant le collier du temps, les perles de souvenirs. Voilà ce qui nous est conté. Dave, où es-tu…? Nous venons à toi.

Le temps qui laisse les marques de son passage, voilà le thème principiel à l’album, à l’heure de ranger les guitares à gauche. And If You Should See David… est le morceau hommage de l’album, mais une révérence sans once de pathos, gorgée d’optimisme et du soleil de Los Angeles. Le clip, très générique et peu signifiant pour les nouveaux convertis, s’amuse à agréger l’ensemble des objets qui faisaient le personnage. Poétique, de cette sensibilité qu’ont les garçons insolents pas si méchants, Burnel retrouve le lyrisme pudique qui lui appartient :

And if you should see my friend / Say hello (x2)
I was meant to meet him soon / In that great saloon
How does it feel to be left / In mid conversation no less
He didn’t fear death / Because he knew death was on his rounds
But no one told him, I was waiting / With a glass at the bar

Immanquablement nous revient la phrase de Nietzsche, celle énonçant que toute vie décente doit danser proche de la mort, prête, à l’affut, pour révéler son plein suc. Burnel est prêt à rejoindre son ami, ou plutôt, il l’attend, sans peur ni crainte. C’est tout ce que nous aimons chez eux. Payday poursuit cette ligne dans un autre registre, tragi-comique, nous renvoyant sans le dire, là encore, à la figure fringante du cockney nerveux classe moyenne, ce que ces bougres n’ont jamais cessé d’être, décrivant ses amis, ses amours, – et surtout – ses emmerdes qui jalonnent la vie, transformant les déboires en chanson soulageant le quotidien. La fiche de paye qui tarde, les échauffourées dans les pubs, mémère qui gueule : punk devant l’éternel. La très courte The Lines est une attendrissante petite mélodie à la guitare acoustique, enregistrée en une seule prise, là encore sur la vie qui s’écoule sur nos visages dans des sillons appelés rides. C’est dans cette absolue honnêteté que le groupe montre qu’il tient toujours la barre, capable d’effleurer diverses thématiques (le vieillissement, les printemps arabes, le réchauffement climatique, bref, tout type de crises) qui les travaillent de multiples manières, et de susciter un panel d’émotions chez l’auditeur toutes aussi diverses, avec ce remarquable naturel, dénué d’emphase futile.

Il pleut des cordes !

Tantôt intime, tantôt universel ; tantôt goguenard, tantôt panaché : cet album présente plusieurs visages. No Man’s Land ou The Last Men On The Moon sont de cette dernière stature là. Alors que la première présente un mélange de rock mélodique hérité des années 1980 mélangé au punch du rock des années 2000 post-Nirvana, Jean-Jacques présente une violence adolescente qu’on ne lui connaissait pas (ou plus) en sa gorge. La voix de Cornwell, quant à elle, a tellement muée qu’on en viendrait à remercier les gauloises fumées et les verres enquillés, juste avant de se rappeler que Baz Warne a pris le relai, et bien. Burnée, enrouée, elle est presque étrangère à celle de sa première jeunesse, notamment dans la sautillante This Song, tout autant fascinante. Protégeons nos vieux : faites les boire!

Le sens mélodique y est virevoltant, alors que le clip nous montre un Stuart Pearce aussi azimuté qu’un membre de Trainspotting, mais qui aurait eu la chance d’atteindre la soixantaine et de se saper comme Le Transporteur. Même comme ça, les anglais ont la classe. The Last Men On The Moon est un énorme Space Mountain en chute libre, où l’écho des voix et la vibration des cordes confèrent un aspect mythologique, nous jonchant sur un satellite, alors que la marmelade de guitares tendent à nous ramener vers le sol terrestre, dans un mouvement de roulis marin. Le groupe part à l’abordage, dans un chœur plein d’entrain et d’impertinence joyeuse punk, vers le dernier horizon inconnu! C’est avec ces titres que The Stranglers posent leur tête sur le billot, sans peur de bousculer les fans des débuts, ni celle de se perdre. Entre-deux, l’organe mutant de JJ s’affaiblit pour faire place à un homme sur la paille (Down). La voix est affaiblie, fatiguée, et pourtant puissamment profonde. Clavier synthétiques et piano baroques, cordes vocales et de guitare hispanique : voilà d’où émane l’émotion. Puis la pétulance rejaillit, dans des afflux et reflux constants: White Stallion mélange accords de guitares sublimes, pop acidulée mi-vintage mi-contemporaine, électro bien crado, envolées lyriques de chœurs féminins, embardées viriles de voix masculines, pour finir en énorme opéra rock complètement rococo. C’est bien le morceau qui risque d’en perdre quelques-uns dans le couloir (comme l’était en leur temps The Light dans leur album de 1997, Coup de Grace, ou encore La Folie, morceau éponyme de l’album de 1981), mais à l’âge des Stranglers : on s’en carre, on s’en fout ; on n’a plus rien à prouver, que des choses à tenter! On ne pouvait difficilement faire un album à la fois plus euphorique et révérencieux après la mort d’un de ses membres. Un groupe de près d’un demi-siècle de légendes, cela se fête. Il faut le dire, car c’est maintenant ou jamais : The Stranglers se situait depuis toujours à la hauteur de The SmithThe Fall ou, dans un autre répertoire, Simple Minds, cet album l’assoit encore, et, quand viendra l’heure de faire les comptes, les puristes de demain les reconnaîtrons. La vie continue, on verse une larme sans geindre, en souriant, une main sur le manche, l’autre sur le nœud coulant.

Le groupe s’était promis de se dissoudre suite à la disparition de l’un de ses noyaux. C’est chose arrivée, mais non encore faite. Et ce qui se devrait être leur ultime album implose dans tous les sens, qualité que l’on pouvait même adresser aux deux derniers le précédant, celui-ci étant peut-être le plus complet, le plus nourrissant. Il s’achève en contre-nuit sur Breathe, petite mélopée confidentielle, intime, traversée par une percée finale épique. La voix de Burnel, une des plus belles du rock, nous caresse une dernière fois, « End » étant son dernier mot. Voilà les étrangleurs étranglés. The Stranglers sont-ils définitivement morts? Peu importe, cela ne nous empêchera jamais de héler haut et fort : « Vive The Stranglers ! »

Tracklist
01. Water
02. This Song
03. And If You Should See David…
04. If Something’s Gonna Kill Me (It Might As Well Be Love)
05. No Man’s Land
06. The Lines
07. Payday
08. Down
09. The Last Men On The Moon
10. White Stallion
11. Breathe
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2 Comments

  1. says: Klaf

    Bel article mais attention à un détail important.
    Burnel n’est pas l’unique chanteur des Stranglers. Comme il en a presque toujours été, notamment à l’époque de Hugh Cornwell.
    Ici c’est Baz Warne, l’actuel guitariste (depuis quelques décennies d’ailleurs) qui pose sa voix sur beaucoup de titres dont vous avez attribué le chant à JJ.

    1. says: Dorian Fernandes

      Bonjour Klaf et merci pour votre commentaire.
      Vous avez absolument raison. À vrai dire, je me devais de supprimer cette erreur (erreur dont je me suis rendu compte en rédigeant l’article suivant dont je pose le lien, et qui revient sur la carrière entière du groupe : https://www.sunburnsout.com/album-ideal-3-the-stranglers-le-rouge-et-le-noir/ ) mais… j’ai procrastiné. Les voix de Cornwell et Warne sont si proches qu’inconsciemment, j’ai attribué celle que j’entendais… au dernier pilier, JJ.
      Votre message me donne l’opportunité de rectifier le tir. 😉

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