Seize ans après leur précédent passage au même endroit qui avait marqué leur séparation (pour un temps), il nous aura fallu paradoxalement quelques titres pour entrer dans ce concert d’Arab Strap. L’impression que la puissance de feu déployée par le groupe sur les vigoureux The Turning of Our Bones et Fucking Little Bastards l’emportait sur le reste, étouffait quelque peu la musicalité de Malcolm Middleton et créait une légère dissociation entre le chant et la musique était balayée par l’enchaînement de Girls of Summer, Compersion Part 1 et surtout de New Birds, chanson à laquelle on n’a jamais su résister depuis sa découverte sur Philophobia, le deuxième album du groupe, sorti en 1998. Le virage sonique du groupe n’était pas une nouveauté, pas plus que ne l’était cette configuration à cinq ou plus, notre concert de référence étant resté peut-être le Nouveau Casino de 2003 (?) abordé à sept ou huit avec cordes et cuivres.
On retrouvait avec bonheur nos Écossais préférés comme si la décennie passée n’avait rien changé. Malcolm Middleton, placide et muet jusqu’au « refrain » somptueux du final The First Big Weekend, avait à peine changé de casquette et de fringues, installé modestement sur la gauche de la scène, tandis que Moffat, moins rouge que par le passé, portait toujours aussi bien le jean, la chemise noire soulevée à la boutonnière par un ventre contenu et d’élégantes baskets pleines de décontraction. Le son était correct mais parfois pas assez étagé, ce qui ne gâchait aucunement le plaisir de s’immerger dans une setlist trimballée (à quelques ajustements près) à l’identique dans toute l’Europe et qui n’accusait aucune faiblesse si ce n’est, à Paris, d’avoir fait l’impasse sur Packs of Three.
Le concert du soir était évidemment l’occasion d’entendre pour la première fois sur scène les chansons du dernier album, As Days Get Dark, disque splendide qui étendait discrètement le champ de Moffat à des thèmes un peu nouveaux comme la mortalité et le vieillissement (Tears On Tour), le dom juanisme morbide (Here Comes Momus!) ou la politique (Fable of The Urban Fox, annoncé comme « Welcome Refugees »). La qualité et l’ambition poétique de ces morceaux facilitaient l’intégration à un set qui faisait également la part belle aux standards du groupe dominés par des évocations devenues au fil du temps nostalgiques et presque légendaires de sexe et de bitures. Aidan Moffat, qui retrouvait son sens de l’humour, ne pouvait s’empêcher lui-même de mentionner que nombre de ses chansons passées faisaient référence à des « girlfriends » qui l’avaient trompé ou quitté, avant d’ironiser en révélant qu’il lui avait fallu des années pour se rendre compte que « c’était lui le véritable problème ».
Étrangement, et alors que notre propre souvenir des instants de camaraderie sauvages et adolescentes, de sauteries alcoolisées et de ces mythiques « premières petites amies » nous échappait de plus en plus (si loin, si proche), nous retrouvions, par la force du conte, avec une précision nourrie de délectation sensuelle et ultraréaliste le journal intime Winnie L’Ourson de l’indépassable Piglet puis son pendant nympho et pourtant soyeux Love Detective. Séparés d’un bien mené Dont Ask Me To Dance, les deux morceaux renvoient autour d’un même principe qui est la découverte d’un secret (écrit dans les deux cas et ce n’est pas un hasard) à cette idée selon laquelle la transgression/prétention ultime est de vouloir abolir la distance secrète qui nous sépare de l’être aimé/baisé. Que ce soit à travers le sexe, la trahison ou simplement la violation de l’espace intime qui constitue l’autre, le romantisme (relatif) et l’idéalisme de Moffat qui l’amènent à s’approcher trop près de l’objet de son désir sont à l’origine des déboires et des déconvenues répétées du chanteur.
Quand Robert Smith sublime et éloigne, Moffat abîme par trop de proximité, mais les deux sont animés par une quête assez similaire qui donne à leurs chansons une fraîcheur et une forme de naïveté dans l’effort qui traversent les années. Même si ces épisodes ont désormais, pour certains, plus de trente ans, ils continuent de résonner et de vibrer au présent, ressuscitant instantanément avec une vigueur extraordinaire nos propres épisodes glorieux ou désastreux de jeunesse.
Arab Strap, au cœur du concert merveilleux d’hier, donne alors le sentiment, comme dans une veillée à l’ancienne (là où le barde tient le coeur du foyer) de se tenir parmi les siens, pour raviver sur le ton de l’épopée, toute l’estime et le dégoût qu’eux-mêmes ont en réserve pour leur propre existence. La salle au plafond clair s’embrume alors de souvenirs éthyliques, orgiaques, sexuels, de trahisons, de dégueulis et de mille autres fantômes, d’existences passées, réelles ou fantasmées, donnant au tout une allure forcément mythologique. Chaussant ses lunettes de vue pour aborder la dernière ligne droite régressive et majestueuse de ce voyage dans le temps, Moffat entonne en sortie de scène, The First Big Weekend, chanson monstre qui brûle la jeunesse, la camaraderie et le réel de ce début des années 90 par tous les bouts. On a rarement fait mieux en guise de couloir du temps.
Le rappel qui suit, entrepris en duo matriciel comme souvent guitare/voix, permet au public de gober une dernière fois la pilule bleue (I Would’ve Liked Me A Lot Last Night) avant de s’offrir une leçon de séduction (Speed-Date) et peut-être un dernier coup comme à la parade (The Shy Retirer).
My eyes were rolling when we met and now they are preparing for attack./ I want to fall in love tonight and form the perfect unbreakable bond./ You can be my teenage Jenny Agutter, swimming naked in a pond. / You know I’m always moaning but you jump-start my serotonin. / But how do you know you’ve ever really loved? But when I feel like this, I know it doesn’t matter.
Tu as goûté les pilules bleues ? Il paraît qu’il en a de nouvelles. Dormir ne fait pas partie des options cette nuit.
Moffat quitte la scène en saluant et en proposant un prochain rendez-vous rigolard dans seize ans. Qui sera vivant, qui sera mort ? Si la magie survit jusque là, elle saura nous donner le sentiment comme hier qu’on assiste, à chaque fois, à notre premier concert. Y en aura-t-il encore de l’autre côté ?
Photos : Sheryl Blowjob pour SBO
Lire aussi :
Arab Strap fêtera les 25 ans de Philophobia sur scène