12 juillet 1986, 5h30. Assis sur le muret, Jean-Christophe et sa bande attendent patiemment l’heure de l’ouverture du tabac du bourg pour recharger en clopes avant de rentrer dormir au camping. Ils en profiteront pour prendre quelques croissants tout chauds dans la boulangerie qui jouxte l’église. En attendant, comme tous les petits matins de vacances, ils savourent le spectacle qui bat son plein sur le parking ensablé de cette discothèque du pays des Abers où ils viennent de passer la nuit : viande saoule, cadavres de bouteilles, autoradios à fond, les filles sont hystériques et les mecs veulent en découdre. A coup de Golf ou de poing, peu importe, c’est l’heure de la Baston.
Avec La Martyre, nouvel album des bretons qui sort chez les parisiens de Howlin Banana, inutile d’aller chercher après une quelconque suppliciée dont le portrait défraichi ornerait la pochette les souffrances endurées qui auraient inspirées le titre du disque. C’est plutôt sur une bonne vieille carte topographique du Finistère Nord qu’il faut repérer, aux contreforts des Monts d’Arrée, ce petit village niché entre bocage et landes, sur la route de Landerneau à Sizun. Une route sur le bord de laquelle on aurait pu trouver une de ces discothèques emblématiques du coin qui offrent leur nom à chacun des titres de l’album, véritable tranche d’histoire noctambule au bout du monde. C’est que comme partout, mais peut-être de façon un peu plus marquée ici, les dancings font l’objet d’une mythologie moderne, laissant derrière elle des histoires mémorables et des souvenirs incroyables souvent liés à d’improbables rituels (premières vacances sans les parents, premières murges, toutes sortes de premières fois en réalité) qui en font un univers qui s’appréhende tout autant au premier degré de façon historique et sociologique qu’à un degré plus second qu’on aime moquer avec un soupçon de nostalgie. Il fut un temps où on aurait dansé sur la musique de Baston au Melody ou même à l’Olympe ; toutes ces batcave finistériennes desquelles émergeaient des sons incroyables venus d’outre, Manche, Atlantique, Rhin.
Car dans la lignée de son premier album Primates sorti en 2019, Baston persiste dans une voie absolument passionnante où se mêlent coldwave et post-punk sur des rythmes kraut à présent accentués par plus forte dynamique synthétique. A l’image de son ainé brestois Tånk, auteur de 1997 à 2011 d’une série d’albums formidables qui dépoussiéraient les vieux codes du krautrock pour les adapter aux standards de la seconde partie des années 1990, Baston ne s’enferme dans aucune chapelle et laisse sa musique filer au grand air. Les cheveux au vent, il règne sur La Martyre une ambiance de chevauchées nocturnes, fins de nuits à tombeaux ouverts, comme les vitres de la bagnole pour ne pas dégueuler dans les ribines empruntées pour éviter la maréchaussée. Et peu importe s’il s’agit d’une vieille Renault plutôt que d’une Pontiac Trans Am, les bretons, tout comme la bande à Phil Manley, manient avec une furieuse dextérité leur art fait de morceaux ultra dynamiques qui balaient plusieurs décennies d’influences majeures. Sur La Martyre, l’apport de synthétiseurs aux sonorités connotées années 80 donne à cette musique pourtant complétement terrienne, enracinée par une rythmique lourde et omniprésente, une légèreté époustouflante qui lui permet de dérouler sans peine du début à la fin en masquant quelques éventuels petits défauts dont on finit par perdre la trace, comme ce léger manque de variation du monolithe duquel aucun des 8 titres ne se détache réellement.
Alternance d’instrumentaux et de morceaux chantés, tantôt en mode post-punk, tantôt en jouant sur la corde raide de la coldwave, La Martyre est de ces albums qui s’appréhendent dans leur ensemble, en respectant l’itinéraire qui, de pistes en riboules, nous conduit à travers la nuit léonarde, de Morlaix à Brest. Dès l’introduction synthétique de Flash (Morlaix), le ton du disque est donné et la voix du chanteur et guitariste Maxime Derrien s’en donne à cœur-joie dans sa scansion post-punk enlevée. Le titre file à toute allure, s’emballe mais ne dérape jamais. Plus loin vers la côte, si le gimmick synthétique de Saphir (Guissény) vous rappelle vaguement quelque chose, c’est sans doute que vous avez vous aussi adoré danser devant les glaces avec votre air le plus mélancoliquement inspiré sur le mythique Istanbul de Litfiba. La virée prend ensuite des allures documentaires lorsque, sur le modèle de Viande sur leur premier album sur lequel ils reprenaient les pires passages de « Faites Entrer l’Accusé » pour créer un texte gore à souhait, Neptune égrène sur son krautrock tendu d’antiques témoignages noctambules où l’authentique accent brestôa accentue la portée véritablement sociologique et politique du propos en magnifiant cet hédonisme populaire et plein de morgue avant que du côté de Cléder, Pacific ne vienne conclure cette première partie de nuit dans un tourbillon de guitares stridentes qui s’achève dans une boucle psychédélique hypnotisante.
Retournant la galette avec la dextérité d’un authentique disc-jockey, Zodiac (Porspoder) qui nous fait repartir de plus belle avec son thème motorique agrémenté dans son final de quelques notes d’un saxo gentiment free rivalise avec le St Tim Gane de Cavern Of Anti-Matter ou plus encore avec le krautrock psychédélique des ultra-prolifiques londoniens de The Oscillation. S’ensuit alors une plongée sombre et inquiétante dans les bas-fonds du Capri (Lesneven) qui rappelle que tous ces endroits ne voient que rarement ou jamais la lumière. Pourtant, juste après, Pacha (Saint Martin des Champs) prendrait presque une tournure guillerette façon DIIV en jouant à l’apprenti-tube avec sa double mélodie guitare/synthé aux limites de la pop, tout juste refroidie par un chant caverneux qui nous rappelle que l’on n’est a-priori pas du tout là pour rigoler. Mais Baston, incapable de se prendre trop au sérieux récidive avec la superbe conclusion qui nous conduit jusqu’à la Chamade (Brest) et son clip qui ramène, encore et toujours à la nuit et à la bagnole. Le morceau, entre chiens et loups, finit par éblouir comme un soleil levant dans un pare-brise mal nettoyé tandis que s’égosillent sur le trottoir quelques éméchés tout juste vidés, un gobelet en plastique à la main. Il est l’heure de rentrer.
Issu peu ou prou des mêmes univers que Lesneu ou Bantam Lyons avec qui ils partagent ou ont partagé des membres, Baston perpétue avec eux et tant d’autres une longue tradition d’un rock du bout du monde discret mais dynamique et à forte personnalité qui déjà, en 1992, faisait de Brest l’une des 4 villes phares du documentaire « Nous, enfants du rock » de Michel Vuillermet. Si contrairement à la ville perchée sur une falaise et traversée de profondes vallées La Martyre manque un peu de variations dans son relief, il compense par une inventivité et un dynamisme sans fausse note. Plus dense et abouti que son prédécesseur, il se pare pour sortir de ses plus beaux atours du samedi soir qui habillent avec style des morceaux aussi nerveux que passionnants. Mais se battre pour le haut de l’affiche, très peu pour Baston, slackers revendiqués, probablement conscients qu’aucune véritable place n’existe pour leur musique et surtout pas dans les discothèques actuelles.