L’un des meilleurs groupe inconnus du monde débarque en France en mars. C’est un événement qu’il ne faut surtout pas manquer et qui méritait qu’on revienne, sans doute un peu trop rapidement, sur ce qui fait de Pram, l’un des joyaux négligés de la galaxie indé britannique depuis maintenant plus de 30 ans.
Prenez au hasard (ou presque) : The Owl Service, premier morceau de The Museum of Imaginary Animals, cinquième album du groupe (ou sixième si on compte Gash, pour les puristes… oui, on compte Gash bien sûr), sorti il y a 23 ans, et vous aurez immédiatement une petite idée de pourquoi il faut absolument aller voir le groupe de Birmingham, Pram, lors de sa tournée française en mars. Les britanniques ne feront pas moins de quatre arrêts dans notre pays, ce qui est en soi exceptionnel (ceux qui les ont vus dernièrement ne sont pas jeunes) et il n’est pas dit qu’on recroise leur route de sitôt. Pram passe par Lille, Paris, Vendôme et Rennes, et puis c’est tout. La tournée est techniquement une tournée de promotion de leur dernier album en date, Across The Meridian, sorti en 2018… mais on se doute qu’il ne s’agira pas que de ça.
Si ce non-événement (tout le monde s’en contrefout et à peu près personne n’a écouté leurs derniers albums) est un événement, c’est parce que Pram a tout de ces grands groupes méconnus et « légendaro-mythico-cultes » qu’apprécient les diva du rock indie. Le groupe est un mirage, le croisement de Stereolab et XTC, l’équivalent d’une licorne pop, capable d’évoluer aussi bien dans le champ electronica instrumental, le post punk que dans la twee pop, le jazz cool ou l’exotica. L’âge d’or du groupe est situé généralement durant sa période Too Pure, un run de trois albums sur le label londonien qui s’achèvera sur le glorieux et indépassable Sargasso Sea, célèbre pour avoir récolté la note de 0/10 dans les pages du NME. 0/10 mais le disque méritait au moins 0/1000 parce que la voix de la chanteuse Rosie Cuckston, sur ce disque, semble être la voix d’une enfant de six ans et demie sous Lexomil (on ne l’entend pas tout le temps) et parce que la musique qui figure sur ce disque sorti en pleine ère brit pop vous procurera le trip sous-marin le plus psychédélique, triste et tendre de toute votre petite vie de scaphandrier.
Les compositions de Pram sont comme en miettes et jouées depuis un fût de chêne plongées au fond d’une fosse transatlantique. Elles baignent dans le vieux madère et dans les brumes de la Tamise; elles enchantent, envoûtent et endorment quand elles ne vous replongent pas en enfance comme si vous regardiez des dessins animés en revenant de boîte de nuit à six heures du mat (Eels, l’équivalent d’un Très chasse de deux minutes). La musique de Pram sur Sargasso Sea est l’un des disques les mieux mal produits de la planète, une sorte de géniale imposture ambient qui offre des instants de poésie indépassables. Earthing and Protection sonne comme si vous preniez un petit déjeuner avec Nico, Three Wild Georges comme si vous aviez avalé la même chose que Nico au petit déjeuner. La tête tourne et les papillons tourbillonnent.
Après avoir perdu la confiance de Too Pure, Pram donne l’impression de composer de la musique pour des films qui n’existent pas. Ils trouvent asile chez Domino et alignent des disques aussi indispensables qu’historiquement anecdotiques. Pram est d’ailleurs tout entier une charmante et sublime anecdote historique et musicale, l’un des ces groupes que votre cœur aimera bien plus que vos oreilles. Notre disque préféré est justement ce Museum of Imaginary Animals qui est arrangé de manière splendide et empli de sons cuivrés et animaliers. Le charme de Pram à cette époque, c’est que les disques ont comme des ailes. Ils flottent si haut dans le ciel qu’on ne peut pas s’empêcher de tendre la main pour tenter de les attraper. Picture Box, par exemple, est une miniature de moins d’une minute trente qui fonctionne comme un coffre à jouets ou une boîte à musique. On tourne la clé et on voyage dans le temps. Un morceau s’appelle History of Ice et il raconte littéralement ce que ça fait et ce qu’on ressent lorsqu’on est un gros morceau de glace en train de flotter dans l’océan. Pram est un groupe pop qui fait de la musique concrète. La comparaison avec le groupe Broadcast, groupe de Birmingham lui aussi mais plus tardif (il se forme en 1994-95) est souvent faite mais les deux n’ont pas grand chose à voir, de même que les comparer à Stereolab ou Everything But The Girl est assez réducteur.
Le chant est bien sûr un élément central de la musique de Pram mais il n’est jamais considéré comme supérieur aux autres composantes, et notamment à la galerie d’instruments jouets, au thérémine et aux samplers qui entrent dans la composition des morceaux. Depuis les années 2009-2010, la chanteuse Rosie Cuckston a d’ailleurs disparu du line-up et le groupe évolue principalement dans un registre instrumental, même s’il y a quelques morceaux hantés par une présence féminine sur le dernier disque en date, Across The Meridian. C’est Sam Owen, l’une des quatre membres fondateurs qui assure désormais les parties chantées. Pram ressemble sur ce disque à un orchestre universel, à une version british d’un Pascal Comelade né dans le brouillard londonien et ayant pactisé avec une sororité de sorcières. A l’image de Where The Sea Stops Moving, Pram continue d’alimenter la machine à imagination en fulgurances et en songes.
Une autre des singularités du groupe, qui démarre donc sa carrière, au début des années 90, est de proposer des textes qui renvoient tantôt à un registre onirique et psychédélique, assimilable à la dream pop, et des choses plus terre à terre et qu’on pourrait qualifier de réalistes, voire de réalisme féminin. On peut citer pour la première catégorie un couplet/refrain de Loco, le premier morceau de leur premier album qui compte, The Stars Are So Big The Earth Is So Small :
The train howls like a wolf in the night
The steel tracks are steel-traps
Snap, jawhinge shut on its wheels
Bleeding sparks as it screams
This is the train to your dreams
Travelling through your brain
Qui fait fortement penser aux images tendres, adolescentes mais ultra-séduisantes de Ride… à peu près à la même époque. Un peu plus loin, dans l’autre catégorie, on trouve sur le même album Dorothy qui renvoie aux violences faites aux femmes et ici à la mort d’une mère, pendue sous le regard peut-être de ses enfants, battue peut-être et abattue par la dépression. Un étrange choeur entonne, sur une mélodie de fête foraine, un sinistre refrain :
Don’t cry children
Mother’s gone to heaven
Don’t cry children
Mother’s gone to heaven
Don’t cry children
Mother’s gone to heaven
Don’t cry children
Mother’s gone to heaven
On retrouve cette divine opposition sur l’album North Pole Radio Station, presque à l’identique, entre le titre The Doors of Empty Cupboards, qui met en scène une femme battue à partir de ce couplet magnifique où, à terre, elle regarde ce qu’elle voit :
Your house was no safe place for me
The doors of empty cupboards that swing so violently
I used to stare at you across miles and miles of floor
And now are all those endless corridors with walls of nightmare doors
Et l’invitation au rêve et à l’amour du beau Sleepy Sweet. Pram produit une musique féminine , intime et féministe, avant l’heure mais qui, paradoxalement, ne repose pas toute entière sur la voix mais bien sur la sensibilité des arrangements, une attention portée à la construction des morceaux, à la composition des ambiances. La voix de Rosie Cuckston, à la justesse bien souvent incertaine, ne prend toute sa valeur que parce qu’elle est « préparée », légitimée dans sa prise de parole par tout ce qui l’entoure. Pram trouve toujours la bonne distance entre le proche et l’abstrait, entre le recours aux motifs populaires (les musiques festives, les fanfares, les choeurs, les mélodies qui sortent des postes de radio hantés) et la haute culture du jazz et de la sophistication musicale.
C’est dans ce mélange des registres, des genres et des « niveaux de langue » que le travail de Pram est probablement supérieur à tout ce qui s’est fait ces trente dernières années. In Dreams You Too Can Fly est l’une des immenses chansons de la période, et pas seulement parce qu’elle dure plus de quinze minutes. Le motif de trompette qui précède l’entrée du chant vers la huitième minute est un moment haletant et sublime à la fois.
I spread my arms
In the sun Dry the raindrops from my skin But I’m flightless Flightless Flightless FlightlessOn se situe ici à mi-chemin entre la pop et la messe païenne, dans un registre parfaitement et sublimement hybride où se côtoient des influences gothiques (Dead Can Dance, Siouxsie), rock (le Velvet), pop (XTC, Broadcast) ou même industrielle (Throbbing Gristle).
C’est tout ceci qui va débarquer en France en mars, tout ceci qu’il faut aller saisir. Pram signifie landau en anglais. Le groupe a fait quelques concerts à ses débuts en se faisant appeler Hole. Il y a cette idée chez eux d’un retour à l’enfance, d’une découverte de la position (de jouissance, de contentement, d’inquiétude face au monde) qui est celle d’avant la vie, d’avant la caverne, d’avant la lumière, comme s’il s’agissait de revenir à la source de toute chose dans sa contemplation de la nature ou des hommes : le landau comme berceau premier des émotions, comme lieu d’observation paradoxal du monde par dessous.. mais qui permet de partager aussi le point de vue tout puissant et quasi divin de la mère.. par procuration. Pram a des yeux partout.