[Chanson Mal Aimée #8] – Le Twenty-Two Bar de Dominique A (1995)

Dominique A - Le Twenty-two Bar1995 : c’était hier, la brit pop, la britpop et encore la brit pop et puis ce qui restera comme l’un des moments clé de ce qu’on commençait à appeler la « Nouvelle Chanson/Vague/scène française » menée par le Nantais de Provins et de Bruxelles alors, Dominique A, auteur d’un troisième album, La Mémoire Neuve, dont la qualité (sur laquelle on reviendra) allait se laisser dévorer par le succès d’un seul de ses morceaux : le Twenty-Two Bar. Pour les amateurs de chanson indé française (ou de rock indé mais la différence est notable), la simple évocation du titre fait frissonner d’effroi et rappelle que l’espace d’un instant leur champion et signataire avec la Fossette, quelques années plus tôt, de l’acte de naissance de cette nouvelle génération d’auteurs, a failli se laisser corrompre et intégrer le mainstream, ce qui équivaut, dans le culte indépendant, à se faire apostat ou à vendre père et mère aux enchères.

De la discographie de Dominique A, qui compte aujourd’hui une petite dizaine d ‘albums de plus, et dont on peut dire qu’elle ne s’est plus jamais approchée d’aussi près de la corruption et du succès, beaucoup ont retenu la chanson comme une sorte de point de basculement du bon goût, de la fortune et de l’histoire. Evoquer la chanson dans un dîner d’experts permet d’appliquer le vieux principe du reductio ad Hitlerium, avec cette chanson anodine en guise d’épouvantail, comme si à jamais le devenir-Twenty-Two Bar pendait au nez du moindre aspirant chanteur. On en rajoute à peine : pour les fans de Dominique A du milieu des années 90, cette chanson tapie discrètement en plage 3 de l’album fait rétrospectivement office de traumatisme, alors qu’elle s’intégrait plutôt bien au contexte du disque sur les premières écoutes.

Car le Twenty-Two Bar ne vient pas de nulle part. En 1995, Dominique A est un chanteur qui monte. Après un premier album que personne n’a écouté à l’époque, un Disque Sourd, le chanteur signe (1992) sur le label Lithium pour un album au succès discret mais autour duquel se noue, grâce au bouche à oreille, et à l’activisme de Bernard Lenoir, l’idée selon laquelle la chanson française, sinistrée et limitée à quelques signatures anciennes (Bashung, Daho), aurait de nouveau des choses à dire. Mieux que ces choses s’exprimeraient dans le registre d’une sensibilité exacerbée, nourrie en partie d’inspirations anglo-saxonnes, mais avec un caractère purement français, de simplicité et de sincérité qui les rendraient égales (la pop et la luxure en moins) aux créations anglaises de l’époque (Felt par exemple). La Fossette est ce disque-là, génial, neurasthénique et d’une concision exceptionnelle. Le disque est caractérisé par son économie de moyens, sa fragilité, la connexion immédiate (et désolée) qu’il arrive à créer entre le chanteur et l’auditeur. Oui, la pop française peut être aussi désespérée et touchante que la pop anglaise. En 1995, elle montre avec le Boire de Miossec (second pilier de la renaissance) qu’elle peut aussi ruer dans les brancards et s’engager « à la française ». Dominique A enchaîne, toujours chez Lithium, avec un disque qui porte sur lui déjà les germes du scandale musical qui viendra : Si Je Connais Harry est bricolo, joueur, taquin, ultra pop et ressemble à un mélange de pop anglaise (les Undertones dont A reprendre le Teenage Kicks sur le single du 22 Bar, du reste)) et de Pascal Comelade. L’homme est mélancolique, songeur mais aussi cabotin. Ce sera une sorte de marque de fabrique qui se déploie sur le disque suivant, enregistré à Bruxelles où il vit désormais avec sa compagne Françoiz Breut, Dominique A évolue quelque part entre la pop et une certaine idée de la chanson française qui prend racine au pays des chansonniers des années 60, avec une scansion (qu’il cultivera jusqu’à l’excès) et une précision dans la livraison caractéristique, une forme de légèreté dans la gravité qui peut être porteuse de confusion et donner l’idée saugrenue qu’à la fois Dominique A n’est pas tout à fait sérieux mais aussi pas tout à fait triste.

La Mémoire Neuve est pourtant tout sauf un album léger. C’est un album qui tourne autour des souvenirs, du faux, des illusions, des trompes l’oeil. Le disque est splendide, étouffant parfois, déchirant avec des pièces majeures et qui restent, 25 ans après, parmi les plus importantes de l’oeuvre de Dominique A : Il ne Faut pas Souhaiter la Mort des Gens, les Hauts Quartiers de Peine, le Métier de faussaire (figure emblématique et totem du chanteur) ou encore le ravalement des façades et bien entendu le morceau titre, la Mémoire Neuve, terrifiant autour de la figure d’un amnésique qui oublie et puis se ressouvient. Le final de ce titre constitue probablement l’une des plus belles séquences composées par Dominique A et dissimule sous une production claire et aérée, le fardeau du passé :

Ma vraie mémoire
Reparaîtrait
Elle rirait bien fort de moi

L’autre en tous cas
Bien arrimée
Parraine chacun de mes pas
Et je ne me reconnais pas
Le dos courbe et les yeux baissés
Ces yeux qui balaient le plancher
Sans doute pour la première fois

Le Twenty-Two Bar pèse bien peu à côté de ces chefs-d’œuvre. Il est beaucoup plus simple, voire simpliste, mais se love dans la même dynamique de production : ouvrir le son, laisser rentrer la chanson, faire résonner la musique comme si elle était libre et débordait du cadre. Il y a dans la Mémoire Neuve l’impression que la musique et le souvenir, la mémoire, sont constitués d’une même matière : peut-être du temps en fusion (si on veut faire l’intéressant) ou du moins, un matériau qui circule à toute vitesse et que l’on sent partout nous glisser entre les doigts. Le son, l’accompagnement en découlent. Ils sont transparents, vifs, clairs, lumineux et cela d’une manière que A ne parviendra plus jamais à capter à nouveau. Lorsqu’il y reviendra sur Eléor et vers les Lueurs, la fluidité sera perdue, solaire mais comme plombée par son sens du sacré. La production de la Mémoire Neuve est juste énergique, pétillante, ligne claire, joueuse quand le futur sera plus philosophique, dépouillé, allégé mais, d’une certaine manière, avec des ailes d’adulte. Dans cette construction d’une chanson intelligente qui reste malgré tout chanson, divertissement, Dominique A pousse un Twenty-Two Bar au nom emprunté à un établissement véritable de Bruxelles. Le ton est musette, on se croirait dans une version alternative, et uptempo, du bien supérieur Petit Bal Perdu de Bourvil (1961) ou face à un titre perdu interprété dans une guinguette après la Libération. La filiation chanson est très marquée avec ce mouvement vibrionnant d’une rythmique tourbillonnante et la voix qui flageole dans les ascensions. Les séquences chantées sont entrecoupées de longs développements musicaux, répétés, et qui accompagnent littéralement la progression du récit. L’irruption (sur le final) et le changement de perspective apportés par le couplet entonné par Françoiz Breut, alors compagne du chanteur, vient encore ajouter au sentiment de légèreté du tout. La voix termine le titre, sans s’entrecroiser avec celle du chanteur, ce qui aurait pu donner au tout l’excuse du duo, pour ponctuer de manière assez obscure un échange dont on ne perçoit pas les enjeux.

Un simple malentendu ? 

Car si la musique est virevoltante et entraînante, répétitive et très « premier degré » (ce qui en assurera le succès), le chant est faiblard, tremblant, soulignant les limites naturelles du chanteur et, de fait, sa difficulté à sortir de son premier registre. Le texte n’est pas beaucoup plus clair avec cette histoire de type qui danse et qui ressent une présence dans son dos qui l’observe, l’épie et le poursuit.

Au twenty-two bar on dansait, on dansait
C’était plutôt inhabituel
Alors bien sur j’en profitais
De bras en bras les gens passaient
Ça n’était
Qu’un temps court pour se relancer
Et puis se remettre à danser
Parfois j’entendais
Quelqu’un m’appeler
Personne
Quand je me tournais
Au twenty-two bar ce soir-là, on dansait
Je ne sais plus pourquoi c’était, non…
Pas plus que les gens qui dansaient
Si par hasard ils s’arrêtaient
Ils sentaient
De vieux décors se balancer
Plusieurs fois manquaient de tomber
Et du coup de bras en bras ils repassaient
Alors on se laissait aller
Au twenty-two bar ce soir-là
Parfois j’entendais
Quelqu’un m’appeler
Personne
Quand je me tournais
Au twenty-two bar ce soir-là, on dansait
A chaque fois que je le voyais
Je l’appelais puis me cachais
Après tout ce qu’il m’avait fait
J’attendais
Le bon moment pour l’aborder
Et sentir son sang se glacer
Mais comme vraiment rien ne pressait
Ne pressait
Pour l’heure je le laissais filer
Bientôt je le ferai danser…

Il y a un petit côté irréel là-dedans qui fait penser aux fêtes galantes ou au bal féérique du Grand Meaulnes, à un décor pastoral et presque suranné, renforcé par l’arrangement, qui rebute les amateurs de modernité. Alors qu’il était l’ambassadeur d’une chanson française résistante, Dominique A semble proposer avec ce morceau un titre régressif et conservateur, tourné vers un passé qu’on aurait préféré ignorer. L’aspect variét n’est pas concurrencé par un texte un peu ambigu mais pas assez fort pour procurer à l’auditeur un sentiment de dérangement ou d’étrangeté. La présence renvoie-t-elle à la mémoire, un mauvais souvenir, un drame enfoui ? Est-elle simplement la trace d’un coup d’oeil amoureux qui n’ose pas s’assumer ou se révéler au grand jour ? S’agit-il d’un fantôme, d’un début de schizophrénie ? A l’écoute du disque, si léger, si tendre, si mièvre, les enjeux qui auraient pu propulser ce tube dans un autre univers sont bien lointains. La joliesse du morceau écrase tout et rend ce Twenty-Two Bar non seulement anodin, mais aussi inoffensif et assez vite horripilant voire insupportable dans un album pourtant excellent. A l’échelle du disque, c’est un tube mais aussi un morceau faible dont la construction globale n’est pas claire et le sujet pas complètement exploité. Si l’on ajoute à ça l’univers référentiel et musical rétro dans lequel il puise (la variété, l’après-guerre) et l’absence relative d’émotion dans l’interprétation (celle de A comme de Françoiz Breut), le Twenty-Two Bar mérite sa réputation et qu’on le rejette comme un digne représentant de ce que serait l’exigence indé.

Et c’est évidemment ce qui arrive assez vite. Les fans qui écoutaient le disque pour le disque se mettent à le sauter à chaque écoute, tandis que les radios s’en emparent pour en faire l’emblème en trompe l’oeil de ce nouveau courant qui viendrait vivifier la chanson française et la rénover. Sauf que le morceau est mal choisi et que les choses s’emballent à tort. Le Twenty-Two Bar est bien « du point de vue du rock indépendant et de la pop française » un gros malentendu. C’est une chanson qui n’a rien à dire et rien à défendre en matière d’esthétique : mal chantée, sans grande audace du point de vue mélodique. Elle ressemble presque à une mauvaise blague ou à une variation amusée sur un thème de pacotille, qui peut s’entendre dans le fil du disque et dans l’œuvre de Dominique A mais certainement pas représenter quoi que ce soit en tant que chanson isolée.

Le succès du single appelle assez vite une réaction du chanteur qui se trouve débordé par cette entrée soudaine dans un univers qu’il ne connaît pas et contre lequel il s’était pour ainsi dire bâti. La version live donnée sur le plateau de Nulle Part marque une première évolution de la chanson qui gagne en intérêt autour d’une lecture plus rock et énergique, moins variété. L’interprétation de Dominique A est bien meilleure, plus agressive, soulignant la dimension quasi fantastique et tragique du morceau. Sans en faire un chef-d’œuvre, il lui donne un sens détourné comme si la relecture était à elle seule capable de justifier l’exercice.

Une occasion manquée pour la chanson française 

Mais le mal est fait et le morceau galope vers une plus grande audience. Cette période semble vécue difficilement par Dominique A qui, à la fois, accède à une renommée plus grande qu’il méritait et à laquelle il aspirait d’une certaine façon, mais avec le sentiment que cette montée en gamme s’effectue pour de mauvaises raisons. D’aucuns interpréteront cela comme une énième manifestation du syndrome « je veux/je veux pas » qui affecte souvent les indépendants au moment du grand saut vers le mainstream. Certains s’y précipitent à pieds joints et s’en retrouvent changés à jamais (U2, Coldplay), d’autres préfèrent se saborder plutôt que de répondre à l’appel du large, quand certains encore ne survivent pas à la transition (Nirvana). Dans le cas de Dominique A, la composante « avoir du succès » agit comme un élément perturbateur évidemment mais il semble que ce soit bien le fait que ce Twenty-Two Bar-là lui serve de carte de visite qui l’irrite. Ce n’est pas pour cela qu’il veut être connu. Pas pour cela (de « mauvaises raisons ») qu’il veut qu’on l’invite et le célèbre, parce que ce serait un contresens. Le groupe n’en accède pas moins à un territoire médiatique assez terrifiant. Le chanteur conclut l’épisode par une apparition jugée à l’époque tonitruante aux Victoires de la Musique 1996. Il modifie le texte de la chanson pour reprocher aux spectateurs de la salle d’avoir donné un tel écho à ce single….dans un mouvement qui (malgré lui) exprime plutôt du mépris envers le public qu’une vraie révolte. Avec la distance, l’adresse agressive du chanteur s’apparente plutôt à une forme d’autoflagellation et à l’expression d’une culpabilité de l’artiste pour sa présence dans la salle qu’à autre chose. C’est maladroit mais tout à fait compréhensible, comme si le rock indé à qui on avait ouvert la porte crachait à la gueule du monde.

L’ensemble laisse aujourd’hui encore un sentiment assez mitigé. Accuser l’audience d’être médiocre n’honore pas forcément le rock indé et on a le sentiment que le malentendu du Twenty-Two Bar représente au final une occasion manquée pour le chanteur de participer, à ce moment précis, à l’émergence d’une vraie chanson française de qualité. Naturellement et après ça, Dominique A fait un pas de recul en terme de notoriété et va sciemment chercher à s’éloigner de ce mainstream qui menaçait (pour de vrai ou selon lui) de l’engloutir. L’album suivant, Remué, est écrit, joué et composé de sorte à ne pas laisser prise à la joie et à l’ambiguïté, comme s’il s’agissait de se réadresser à une base exigeante et véritablement indépendante. Sur le plan musical et esthétique, ce n’est pas loin d’être le meilleur disque du chanteur, le plus radical et le plus impressionnant. Mais c’est un disque qui n’a aucune chance de s’adresser à un public familial ou très large.

L’épisode du Twenty-Two Bar agit, pour ainsi dire, en renvoyant chacun dans son camp : la variété aux prises avec une nouvelle génération d’auteurs à sa main, les Benabar, Delerm et autres Calogéro (ni nuls, ni transcendants), les indés avec leurs mastodontes miniatures (Miossec, Dominique A, Murat venu d’un peu plus loin, etc). Les deux mondes consomment une forme de rupture qui ne sera recouverte que bien plus tard (autour de 2010) lorsque les deux courants auront suffisamment vieilli et été décotés par le rap et le Rnb pour être peu ou prou rassemblés. En délaissant le territoire variété après le traumatisme du Twenty-Two Bar, Dominique A a condamné la possibilité d’une émergence d’une variété de qualité à un moment où celle-ci était peut-être une piste à suivre. On peut se demander ce qui serait advenu (sans doute un saut quantique dans l’intelligence musicale et esthétique du pays entier!) si le malentendu et l’occasion ne s’étaient pas noués sur une chanson aussi bof-bof que le Twenty-Two Bar mais sur un titre plus estimable, fréquentable et facile à porter.

Pour en revenir à notre rubrique, le Twenty-Two Bar est non seulement une chanson mal aimée en tant que telle mais une chanson qu’on peut rendre responsable d’à peu près tous les maux de deux décennies de chanson française. On plaisante en partie, tout en sachant qu’elle peut tout aussi bien être créditée de l’effet contraire. En agissant comme un repoussoir sur des générations d’artistes, cette histoire du Twenty-Two Bar qu’on se raconte encore aujourd’hui, a permis au rock et à la pop indépendante française de cultiver sa particularité sans jamais avoir à se poser la question du succès. A chacun sa place. A chacun sa chapelle. A chacun ses fidèles. Le snobisme des uns a été renforcé. L’étanchéité des deux mondes (qui aujourd’hui n’existent quasi plus face aux autres genres) s’en est trouvée justifiée. En bien ou en mal, ces gens n’ont jamais rien eu à faire ensemble.

Dieu que cette histoire finit mal
On imagine jamais très bien
Qu’une histoire puisse finir si mal
Quand elle a commencé si bien

Dominique A – La mémoire neuve

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