Il y a des jours où la variété française se doit d’être défendue. L’occasion se fait rare, la faute à une aseptisation et à un esprit de confort ne se risquant ni d’embraser la moquerie de ceux la conchiant (souvent à raison, mais trop souvent à tort) ni de bousculer les quelques adeptes à l’écoute pantouflarde restants. Mais à l’apparition d’un nouveau Arnold Turboust, il faut la saisir, car des perspectives s’offrent à elle. Sixième album solo du discret artisan rennais (mais est-ce vraiment de sa faute? ne serait-ce pas la nôtre?), Sur la photo mérite pourtant d’être capturé.
Mettre le turbo
En cette époque trouble, écouter du Turboust revient à retrouver son chez-soi solitaire, si possible une bicoque normande ensoleillée, dont les ronces ont depuis trop longtemps envahi l’entrée. Outre une durée conséquente et un sens de la révérence nous rappelant l’approche de Bertrand Burgalat, l’album est rempli d’une grande variété de climats et d’ambiances. Avec Turboust, la variétoche se rhabille : la variét’ redevient variété, au sens diversité. La grande dame devrait mieux considérer ses élèves les plus dévoués, car ici se profile un possible avenir plus resplendissants. La vérité augmentée, avec son arrière-son tout lo-fi, se veut à la fois feutrée et douce comme un agneau. Au tout début d’À supposer, c’est le drame de la gravité qui nous envahit : on pense cette fois à la voix de Burgalat et à son Du haut du 33ème étage se voyant posé sur ce qui s’apparenterait à une reprise piano du superbe Journey To The Line de Hans Zimmer. Évidemment, un peu avant, on se retrouve enserré par une accolade de tendresse folk, où les « lala » sont guillerets, les frémissements enchanteurs.
Attention, ici on parle bien, la plume est facétieuse. Arnold a emporté dans sa besace ces plus belles billes pop et nous les file. L’album est puissamment pop, françaisement pop. Et joueur. L’Arpegiattor est en soi d’une effusion juvénile. Arnold donne un coup de boost à la variété française en gorgeant ses pistes de multiples gadgets : une arpège de pipot numérique ici, des sonorités robotiques electronica, des chœurs féminins savoureusement désuets là-bas, des bruits urbains prélevés par-ci par-là, une armée de vents, une voix japonaise d’aéroport, rappelant celle espagnole de The Stranglers, direction Spain… « Être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France » disait l’écrivain polonais Witold Gombrowicz. Cette capacité qu’à la chanson française à rendre le particulier fongible dans l’universel nous rappelle cette phrase. Il ne s’agit pas tant de trouvailles dont on parle, expérimentations qui nous auraient emmené vers un terrain musical plus refermé et « élitiste », mais de purs trucs et astuces comme en parsemait en son temps Gainsbourg, conférant au tout venant une onctueuse épaisseur sonore, preuve d’un certain sens de l’accueil. Les titres ont de la gueule, un certain sens de l’excès. Nous nous croirions chez Air dans Sur la photo (titre éponyme), et l’enrobage musical est si dépaysant et baroque pour une variété de voix (d’homme) blanc(he) que Turboust apparaît presque comme une Mylène Farmer au masculin. Bref, on voyage d’une piste à l’autre comme entre les cases d’une B.D.
Fromage !
Arnold connait sa grammaire, et pas que musicale : sur l’espiègle Ye souis, il s’emploie à des jeux de langues et de sonorités sur un arrière-plan sonore si trépidant qu’on penserait entendre Suicide Blonde d’INXS ou Little Less Conversation d’Elvis Presley. La froideur électronique de Lady’s Fingers nous refuse à croire qu’il n’a pas écouté le dernier album de Télépopmusik, plus particulièrement leur Who Gives a Fuck. Quatorze pistes, quatorze ambiances qu’on vous dit. Qu’il s’agisse de Truffaut sur l’hypnotique Moi si j’étais vous, de Françoise Dorléac (ici pour L’homme de Rio) ou de notre Bébel national sur son titre hommage, les amitiés cinématographiques sont célébrées. Belmondo est, avec ses notes bulleuses et son air de guitare, un régal pulp recentrant la variété française dans l’aventure délurée et gonzo, des territoires délaissés par elle depuis longtemps mais repris aux mains de beatmakers (au hasard, tiens, un Scott Rousseau dernièrement), et dieu sait que Turboust et son confrère de toujours Rico Conning en sont aussi, à leur manière. On comprend mieux la recette magique derrière le Pop Satori (1986) et l’Éden (1996) d’Étienne Daho, dont ils était les principaux cuistos. L’immanquable rapprochement peut se révéler épuisant à la longue pour Turboust, mais on a l’étrange impression d’entendre Daho chanter en lui sur Pour ne pas dire, avec une ou deux couettes de Polnareff. Ne serait-ce pas le Étienne Daho de nos souvenirs qu’on entendrait ici ? Ou plutôt, ne nous trompions nous pas de sens? Ne serait-ce pas plutôt Arnold, l’éternel Daho des premières heures, prêteur d’inspirations qu’on ne cesse de chercher chez l’autre ? Sûrement.
On passera outre quelques changements d’ambiances amenés abruptement, notamment lorsqu’ils ont lieu au sein d’une même piste (Lady’s Fingers, Des si des mais). Certaines associations comme la collaboration avec la soprano Patricia Petibon ne convaincront pas toutes les oreilles, mais elles ne déméritent pas de s’assumer frontalement. L’album est traversé d’un zeste d’amertume, enrobé d’un coulis mélancolique, mais contient tant de bonhommie qu’il vous communiquera des sourires. L’humour y est souvent présent, comme ce murmure faussement outré : « J’essuie (x4) / La vie saine (x2) / Quelle horreur! (x2)« . Au retour du voyage, on passe par la Rue de la Croix-Nivert et on prend à revers la Place des Grands Hommes de Patrick Bruel, un filet de Marvin Gaye s’échappant de l’auto-radio. Le grain de voix est bien moulé, et ce sont nos angoisses qu’elle berce dans le creux de nos mains. Là encore, le chant de Turboust se distingue. Contrairement à la plupart des pontes de la variété, pas de voix star drainant derrière elle sa musique en chariot, musique obéissante et assujettie à elle; ici, la voix de Turboust se range humblement à la hauteur de celle-ci, se conçoit comme un instrument, la partie d’un grand tout. Produit, on le devine, en comité plus restreint que les chefs de fil du genre, on pense que c’est ici que se joue son futur, qui sera artisanal : dès lors, plus du côté de Turboust et Jérôme Minière que des plus retenus Stéphane Eicher et Dominique A. Les chansonnettes s’accrochent à nos pattes, et on risque d’apprécier d’autant plus celles-ci à mesure des réécoutes. Sur la photo mérite d’être mis sous verre.
02. Évidemment
03. Rue de la Croix-Nivert
04. La vérité augmentée (ft. Tess)
05. L’Arpegiattor
06. À supposer
07. Sur la photo
08. Des si des mais (& Patricia Petibon)
09. Lady’s Fingers (ft. Laurie Meyer)
10. Ye souis
11. Moi si j’étais vous (ft. Kumisolo)
12. Belmondo
13. Pour ne pas dire
14. Élodie