On aurait pu vous parler de Kerber dès sa sortie, fin août. Seulement voilà, cette immersion pas uniquement symbolique sur son île d’Ouessant que Yann Tiersen nous propose de façon explicite depuis Eusa (le nom de l’île en breton) en 2016 mais de façon plus discrète depuis plus longtemps nécessite une certaine mise en condition. Il faut avoir eu un jour la chance ou l’opportunité de s’affranchir des habituelles périodes auxquelles les touristes débarquent en masse du continent pour découvrir entre automne et hiver ce Ouessant complexe et moins fréquenté, longtemps île aux veuves et retraités des marines, îles aux volets clos des maisons familiales qui ne s’ouvrent que pendant les vacances, île aux rares jeunes partis vivre leur vie, de lycéens et d’étudiants d’abord, là où la société du travail voulait bien d’eux. Pas sur l’île donc. Et puis, comme Yann Tiersen et Emilie Quinquis, sa femme, des plus ou moins jeunes, en quête d’une vie différente sont venus la repeupler à force d’œuvre culturelle, sociale et économique alternative, décroissante comme on dit. L’argent ne fait pas tout, mais ayant mis à l’abri Yann Tiersen pour plusieurs générations grâce à ses succès planétaires parfois en forme de monstre difficile à dompter, il lui a permis de réaliser un authentique projet alternatif ambitieux, couteux certainement (tout est plus cher sur une île de toute façon), la réhabilitation d’une ancienne discothèque sans véritable charme comme il en existe tant sur tout le littoral breton, pour en faire un lieu de vie, de culture et de musique au cœur du principal bourg de l’île, Lampaul, ouvert sur la magnifique baie du même nom.
Cela relèverait de la stricte anecdote si elle n’était pas, au fond, au cœur du projet musical et artistique que Yann Tiersen s’assigne depuis plusieurs années à présent. Car si Ouessant tend à redevenir un lieu où l’on vit, travaille, fait grandir des enfants, l’île est surtout une source d’inspiration quasiment inépuisable. La cartographie musicale que dresse Yann Tiersen est une invitation à quitter les habituels sentiers qui mènent du Stiff au Créac’h, en poussant jusqu’à la pointe de Pern pour les meilleurs marcheurs, histoire d’apercevoir le phare de Nividic, dernier caillou français avant l’immensité Atlantique. L’inventaire, entamé avec Eusa, nous entraine dans les coins les plus reculés de l’île, ces hameaux (Ker en breton) aux petites maisons entourées de murs de pierres protégeant au mieux les maigres cultures capables de soutenir les vents qui balayent avec la régularité du métronome ce territoire sans arbres. Un Ouessant du sud, de l’intérieur, méconnu, hors des sentiers touristiques, éloignés des côtes rocheuses même si on n’en est jamais bien loin sur une île.
Rarement, sans doute, un artiste n’a été aussi en phase avec son territoire, et cela ne se limite bien entendu pas à quelques titres de morceaux empruntés à des noms de hameaux. Vivre en milieu insulaire est un choix radical à assumer mais qui transforme en profondeur pour qui n’y est pas né tous les repères de la vie continentale. Tenez, par exemple, on en fait assez vite le tour mais pas question de prendre la voiture ou le train pour aller voir un peu plus loin. Alors, on prend le temps de découvrir chaque recoin, chaque ribine, chaque crique découpée par les assauts de la mer d’Iroise. Kerber, intime et aérien, dépouillé et torturé, est aujourd’hui l’expression de cette vie insulaire si particulière que Yann Tiersen a choisi d’embrasser. Si comme sur Eusa le piano semble central, il n’est en réalité que la face solaire de cette vie rude qu’un substrat électronique omniprésent, souvent pointu et complexe veut évoquer. De ces deux éléments distincts mais travaillés en complète imbrication nait une musique puissamment évocatrice, à la fois pleine de vie, joyeuse mais aussi imprégnée d’une certaine dureté et de cette douce mélancolie qui confine parfois à la tristesse.
Kerlann, en introduction, n’est rien d’autre qu’une invitation personnelle et intime à se laisser transporter sur ces petites routes ou ces chemins de terre où la roche effleure ici ou là. Elle évoque ce sentiment de paix qui envahit le promeneur solitaire qui aspire au silence ouessantin, celui qui n’existe pas, troublé qu’il est en permanence par les sons de la nature environnante quand le regard se perd au loin sur le Fromveur qui sépare l’île de ses petites sœurs Bannec, Balanec et Molène, plantées derrière Kéréon. Le piano retient ses notes, comme des pas dans l’herbe épaisse lorsque l’on s’éloigne des sentiers côtiers et il plane sur le morceau comme un doux vent d’intense liberté. Plus classiques, porteuses d’une signature reconnaissable entre mille, Ar Maner Kozh, petit point faible du disque puis Kerdrall et son envolée pleine de lyrisme malgré tout plutôt réussie offrent des repères fiables comme des amers dans la discographie du breton, à l’inverse du superbe Ker Yegu, plus atypique avec son thème emprunté de façon probablement très innocente au Bon Dieu de Brel, qui en connaissait un rayon en matière d’insularité. Le morceau est probablement celui qui exprime le mieux les intentions de Yann Tiersen autour de Kerber où le piano n’est qu’un prétexte aux divagations électroniques. Sa mise en image est un film qui montre ce Ouessant du quotidien, du linge qui sèche au vent aux marins-pêcheurs affairés, en passant la maitresse qui prépare sa classe ou ces retraités leur jardinet. Un quotidien heureux mais perturbé par des effets numériques distordus qui nous montrent que la vie sur une île est tout sauf linéaire.
C’est que comme sur le premier extrait du disque, Ker Al Loch, la vie, paisible, s’étire bien souvent sans contraintes excessives au rythme de la météo, des dépressions atlantiques qui passent et s’arrêtent rarement, alternance habituelle de mauvais temps dont on s’accommode et d’éclaircies salvatrices. Sur Kerber aussi, le long morceau-titre est une succession de ces moments où le piano accompagne aussi bien une marche funèbre qu’une farandole, où les silences taiseux comptent autant que les accords complexes du brouhaha des rencontres heureuses à L’Eskal, redevenu lieu de vie. Enfin, Poull Bojer en conclusion est comme un écho martelé à l’introduction Kerlann, comme une boucle sur les chemins de cette île dont on fait et refait le tour, sans cesse émerveillés par ses variations infimes et intimes. Mais cette douce mélancolie qui le berce est aussi celle de ces aurevoirs quand il faut reprendre le bateau du dimanche après-midi pour rejoindre Le Conquet ou Brest.
En musclant son jeu et sortant les guitares sur le live On Tour notamment, le Yann Tiersen d’il y a 15 ans a montré qu’il avait perçu l’urgence de se défaire du fantôme d’Amélie qui hantait, à tort ou à raison, un début de carrière en fanfare et violons. Coïncidant avec l’arrivée sur Mute, on assistait alors à l’avènement d’un Yann Tiersen à la fois plus rock, plus conventionnel mais en même temps terriblement novateur sur ∞, point d’orgue de cette période en forme de trilogie. Soucieux de ne pas s’enfermer à nouveau dans une image ne reflétant qu’une partie de sa personnalité artistique complexe, il entamait alors avec Eusa un impressionnant revirement, minimal et dépouillé, que complétait le plus complexe All et à présent Kerber qui pourrait une fois encore être le troisième et plus beau des chapitres d’une nouvelle trilogie. C’est qu’à bien des aspects, cette vie insulaire, en cercle fermé, peut aussi vite s’avérer routinière et il ne tient qu’à l’artiste de veiller, comme jadis les gardiens de phares, à ce que la flamme du feu reste vive.