Tav Falco / Cabaret of Daggers
[ORGM / Frenzi]

7.7 Note de l'auteur
7.7

Tav Falco - Cabaret Of DaggersA plus de 73 ans, Tav Falco est comme un vieux prof d’histoire extravagant et hors du temps qui sait rendre sa matière passionnante et ne donne à personne l’envie de manquer les cours. Enregistré à l’ancienne, en quelques jours seulement, à Rome, son dernier album, Cabaret of Daggers, est une collection de 12 chansons américaines, dont huit au moins sont des reprises, qui racontent, en mode latino, ce qu’est le rock américain.

Falco a été punk. Il a été rockabilly. Il a été salsa et à peu près tout ce qu’il est possible d’être. Sa signature a longtemps été, au sein du Panther Burns, le groupe le plus incandescent et pressé de tous les temps, de jouer à toute berzingue et de passer d’un morceau à l’autre plus rapidement que les Pixies. Avec les années, Falco a considérablement ralenti le rythme. Il est passé d’une mixture exotico-rockabilly à une sorte de crooning décontracté où se mêlent les fantômes de Dean Martin et de Franck Sinatra. C’est à la limite du kitsch, avec les chœurs de filles et le piano qui prend tout l’espace, mais cela offre une alternative beaucoup plus harmonieuse, moins chiante et plus écoutable que Bob Dylan pour écouter des standards américains. Nobody’s Baby, à l’entame, est élégante et aérienne en diable. Old Fashioned Morphine dessine une histoire où le rêve américain est bâti sur la morphine et les stupéfiants.

 Sur ce Cabaret of Daggers, Falco mélange tout. Il pique dans le grand American Songbook de grands morceaux qu’il revisite à sa manière comme l’excellent Sally Go Round The Roses, l’étonnamment classe Born To Be Blue (chanté à la Chet Baker avec la voix qui tremble et qui fait pleurer) ou Sugar Mama Blues, en mode blues du delta, incroyablement authentique. A côté de ça, il aligne un morceau terrifiant et engagé comme Strange Fruit (le Strange Fruit étant un corps noir qui pend à l’arbre) pour en faire une chanson bonne à danser en sirotant un cocktail, ou l’électro-tango Strange (Libertango) qui vient littéralement de nulle part.

Ce disque est une auberge espagnole, ou plus sûrement viennoise puisque c’est désormais là qu’évolue le grand homme. Falco est un immense voyageur. Il est Italien, Américain. Il a passé du temps en France et ressemble au Juif Errant, un gars qui se serait baladé sur la planète pendant des centaines d’années et en aurait tiré une culture musicale à la fois infinie, explosée mais finalement humainement homogène. Cabaret of Daggers passe du coq à l’âne. C’est un album qui est politique et parfois inscrit dans l’actualité (le curieux parlé/chanté New World Order Blues), d’autres fois romantique et détaché du monde comme sur le magnifique instrumental Sleep Walk, parfois sublimement entre les deux lorsque Falco représente son propre standard-signature The World We Knew, hymne nostalgique à un monde disparu et passé. Lorsque Falco sera mort, c’est à n’en pas douter celle-ci qui restera. Il la chante à chaque fois comme nul autre et (ce n’est pas si fréquent) bien mieux que Sinatra qui n’en a pas tiré la même profondeur émotionnelle. C’est toute l’Amérique qui expire ici, le western, les indiens, les putes de Las Vegas, les rêves et les motels de passage. Falco a rassemblé dans un précipité extraordinaire de trois minutes et dix-sept secondes ce fameux monde qu’on connaissait pour le mettre dans sa boule à neige.

On peut difficilement faire passer cet album comme un parangon de modernité. Les arrangements sont bizarres et parfois dangereusement anachroniques ; la voix est alambiquée et l’ensemble bringuebalant, mais il y a souvent plus de musique ici que dans bon nombre d’œuvres contemporaines. Tav Falco traînait jadis avec Alex Chilton. Il s’est retrouvé sur le devant de la scène dans des happenings au bout du bout de Memphis. L’homme était là pour peindre ou pour faire des films. Le goût de la scène est venu après et l’a saisi pendant les cinquante et quelques années qui ont suivi. Falco y a injecté tout son sens du drame, de la tragédie antique. Il y a toujours eu chez lui un goût phénoménal de la mise en scène et du mélodrame. Il a passé un cap avec la soixantaine et son départ quasi définitif des Etats-Unis. Falco est devenu libre et son propre maître. Il est devenu Européen (Red Vienna), sans attaches et à sa façon le maître invraisemblable du chaos et de l’anarchie. C’est ce détachement sublime, cette tristesse qui n’est jamais maladive ou écrasante, qui s’exprime magnifiquement sur le dernier instrumental du disque, Master of Chaos Theme. Falco virevolte comme un derviche occulte et crépusculaire.

Cabaret of Daggers ressemble à l’un de ces cafés fantastiques et surréalistes où on se précipite parfois bourré et en quasi perte de conscience, dans des films ou des livres, après une rupture. On y boit et on y danse, en attendant que la mort nous prenne en écoutant des groupes fantômes dont on n’est pas certains qu’ils jouent vraiment pour nous. Est-ce que Tav Falco existe vraiment ? Ou est-ce nous qui n’en sommes déjà plus ? Le monde qu’on connaissait ressemblait aussi à ça. Des notes, du vin épicé et des zazous pleins la place. Tav Falco est l’un des derniers playboys internationaux.

Tracklist
01. Nobody’s Baby
02. Sally Go Round The Roses
03. Old Fashioned Morphine
04. Strange Fruit
05. New World Order Blues
06. Sleep Walk
07. Strange (Libertango)
08. The World We Knew
09. Born To Be Blue
10. Red Vienna
11. Sugar Mama Blues
12. Master of Chaos Theme
Ecouter Tav Falco - Cabaret of Daggers

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