Jean-Michel Jarre / Oxymore
[Sony Music]

7.1 Note de l'auteur
7.1

Jean-Michel Jarre - OxymoreL’oracle Jarre a parlé : le monde de demain sera aussi fait de pixels et de distanciels, et c’est ainsi qu’il tournera. Pas sûr que sa proposition de métavers accompagnant son nouvel album Oxymore, pour les concerts, fasse florès. Mais on ne lui donnera pas tort sur le reste. Pour autant, s’agit-il d’accélérer la mise en place inévitable d’un réseau de multivers, cet outre-monde numérique ? Avouez qu’entre nos rêves de découvertes spatiales  d’enfants du siècle dernier et la vision d’une humanité casée dans un serveur, nos espoirs ont été revu un poil à la baisse.

Pierres d’achoppement

À peine un an et demi après Amazônia et son enregistrement live Welcome to the Other Side dans une Notre-Dame numérisée, Jean-Michel Jarre nous revient encore avec un projet tout aussi intéressant : un album hommage à Pierre Henry, primo-compositeur électro-acoustique un peu oublié de ses héritiers et pionnier de des musiques virtuelle et… concrète. Inutile, l’introduction, mêlant crépitements de bûche, clapotis de pluie et extrait d’archives, rappelle avec balourdise à qui aurait oublié que nous voilà bien dans son univers musical. Jarre surlignera l’intention en dispatchant des extraits sonores un peu partout dans l’album. Devant une telle ostentation, on s’étonnera alors de l’absence de Pierre Schaeffer, fondateur du Groupe de Recherches Musicales de Radio France et cofondateur de la musique concrète, à qui l’album est également dédié.

À l’écoute de ce nouvel Oxymore, c’est à un monde de cinéma auquel l’inconscient s’entrouvre. Les premières notes inquisitrices de la piste éponyme ne sont pas sans évoquer les bandes-sons expérimentales de bisseries transalpines, ou les travaux de Thomas Bangalter (sur l’Irréversible de Gaspar Noé) et de Justice, respectivement les pistes Tempus Edax Rerum et Genesis. Peu fidèle à son titre, on y décèle pourtant des bruitages pouvant être aussi bien entendus chez Matrix et Tron qu’Alien et Blade Runner, pour ne citer que ces œuvres tech noires en ombrageant tant d’autres les utilisant également. Bref, rien de nouveau sous l’étoile de Centaure. Et on ne pourra dire de ces films qu’ils offrent les univers les plus chatoyants du monde…

Amazônia souffrait d’une grave incohérence entre les photos vivifiantes de Sebastião Salgado et la tonalité musicale – uniquement pessimiste, plus cinématographique – que devait servir Jarre. Y aurait-il là encore une incohérence entre la musique même et ce « monde social » que Jarre est censé habiller, et dans lequel Jarre voit la possibilité d’une communion ? De mémoire, aucun univers social ou monde virtuel comme Habbo, dont le moteur est la popularité et dont le but, pour tout utilisateur, est de s’y sentir accueilli, n’ont parié sur une esthétique aussi sombre et torturée, qu’elle soit visuelle (les clips utilisent des images du multivers de Jarre) ou sonore (là rentre en jeu Oxymore, qu’elle soit une bande-son ou simplement entendu en concert live d’Oxyville), tant celle-ci risque d’entraver le partage, les rencontres et la popularité qu’un tel réseau recherche. Ceci pose encore la question suivante : JMJ est-il en adéquation avec son support (Oxyville) ? Et quid du pivot central de cet album, Michel Henry?

Bien que diamétralement opposé à l’euphorie chamarée d’Oxygène, Oxymore doit se concevoir comme un versent unicolore, un plaqué noir à la Pierre Soulages. Oui, on pressent chez Jarre l’envie de revenir aux origines, de se rapprocher de la posture tutélaires d’Henry et Schaeffer. Jarre a d’ailleurs récemment été nommé à la tête de la commission de création immersive du CNC. Il y revient, mais non de la meilleure manière. Les sonorités sont disparates et volumineuses, abstraites et chaotiques, mais certaines pistes font alors plus office de démos techniques pour casques binomiaux (Jarre est l’ambassadeur de ce nouveau son tridimensionnel depuis Amazônia) que de véritables plages. Neon Lips, et ses grésillements s’apparentant à des moustiques cybernétiques venant nous voler des données sanguines, parvient par moments à toucher un certain chaos harmonique, mais c’est si peu. Les bruitages évoquant un futur tout sauf accueillant ne provoquent en nous jamais de surprise. On sera un peu moins tranché sur le travail des voix, notamment les bruits de suffocation entendus sur les très allemands Zeitgeist et Brutalism, conférant une malsanité sexuelle génialement oppressant et qui, pour les oreilles cinéphiles les plus pointues, rappellera le superbe travail de Robert Williamson sur la bande-son de Gamer (ou Ultimate Game), film décrivant avec moult excès un jeu social live type Second Life où des joueurs argentés… se livrent à leurs instincts les plus barbares via le contrôle d’esclaves faisant office d’avatars. Décidément, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas…

Le souffle de la machine

Toujours sur le très bon Zeitgeist, on a l’impression d’être face à une armée d’androïdes berlinois dodelinant de la tête sur du Denis de Laat. Brutalism, qu’on avait longuement évoqué, laisse astucieusement entendre les retords d’une machine luttant contre le HS dans une nécropole de droïdes, impossible à décrocher. On l’aurait entendu dans un épisode kafkaïen de l’anthologie Love, Death + Robots que l’on aurait peu été étonné. De même, Crystal Garden pourrait aisément figuré l’émerveillement de nos tâtonnements sur le jeu (vidéo, pour le coup, et non un monde social virtuel, dont la plongée dans un univers malsain ne pose aucunement problème) Cyberpunk 2044 et sa ville nous voulant du mal. C’est dans ce rapport angoissé à la machine que Jarre performe et, surtout, étonne, tant transparait dans ses entretiens une confiance débordante envers la machine, si typique de son âge, celle de la génération baby-boomeuse. Animal Genesis évoque dans nos esprits des images dérangeantes et épiques de pure bande-dessinée, comme celles de Gunnm, ces cyborgs rallumant leur systèmes nerveux et grinçant au démarrage dans leur décharge. L’intimidant Sonic Land nous donne presque envie de reparcourir nos vieux Judge Dredd et Métal Hurlant racornis, le son en fond. Pour autant, l’album est mal dégrossi. On a presque l’impression d’entendre des bouts provenant d’Amazônia – hors sujet, car qu’est-ce qu’on avait à faire de sonorités évoquant une mégapole alors qu’elles devaient évoquer la forêt et sa faune luxuriante, non urbaine. Preuve encore que Jarre s’affaire trop vite sur ces albums palimpsestes, débordant sur les autres, quitte à tomber dans le hors-sujet.

Le problème est qu’avec son statut de démiurge, Jean-Michel s’encroûte. Attention, il reste à la pointe, ces projets ambitieux en témoignent. C’est dans l’exécution que Jarre s’enferme dans le confort. On a dû mal à se l’imaginer partir seul à la pêche à de nouveaux sons comme le faisait Pierre Henry. Tout n’est évidemment pas mauvais dans les écrans (vous ne pourriez nous lire sans), mais peut-être devrait-il s’en éloigner un peu pour renouer avec sa propre physicalité. Il s’est sans doute limité à utiliser la batteries de bruits pré-enregistrés par Henry, d’ailleurs peu utilisés (moins de 5% d’après Jarre), ce qui pose problème quand on veut rendre hommage à un homme dont l’œuvre n’aura été qu’expérimentations. On aurait voulu entendre des sonorités plus complexes, triturées. Car entre les pas-si-malicieux-que-cela bruits de pistolets silencieux (oxymorique, voyez-vous) et les sonorités de SF plus sophistiqués, on tombe toujours dans le déjà-entendu. Epica, par exemple, et ses chœurs féminins rappelleront – très subrepticement, certes – la BO du 5ème élément d’Eric Serra (notamment le fameux The Diva Dance, mais on doute qu’il serve d’inspiration). Voilà enfin un univers – pour le coup – vendant du rêve !

Le fait que Jarre crée peu de nouvelles sonorités est une chose. Le fait qu’il les utilise peu et à un escient trop souvent figuratif, rappelant ainsi à qui l’hommage est dédié, en est une autre. Mais est-ce que cet hommage est à l’image des deux Pierre? Pas vraiment. Les pistes se détachent entre elles, mais Oxymore a une esthétique monochrome et sombre, ce qui n’est en rien un défaut en soi. Si hommage doit s’entendre comme une interprétation personnelle d’une œuvre, Oxymore est alors un honnête album. Mais si hommage devait s’entendre comme une pièce tentant de cristalliser l’œuvre de Henry, c’est raté, tant elle prend des allures différentes. Depuis quelques mois, il a été annoncé qu’une seconde version collaborative et plus club sortira, avec un artiste différent remixant avec Jarre chacune des pistes (pour Brutalism et Epica Take 2, il s’agissait de Martin Gore et Brian Eno), et on attend la chose avec joie. Mais si Henry a été pionnier sa vie entière, Jarre ne l’est plus, tout du moins avec cet album. C’est non plus dans son approche musicale, mais dans sa réflexion sur le son (son immersion), son approche technique, que se manifeste sa grande intelligence.

Tracklist
01. Agora
02. Oxymore
03. Neon Lips
04. Sonic Land
05. Animal Genesis
06. Synthy Sisters
07. Sex in the Machine
08. Zeitgeist
09. Crystal Garden
10. Brutalism
11. Epica
Écouter Jean-Michel Jarre - Oxymore

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2 Comments

  1. says: Daniel

    Je ne suis certainement pas fan de Jean-Michel Jarre. Et je partage presque tout l’argumentaire de la chronique pour néanmoins arriver à la conclusion inverse. Je suis en effet épaté par l’approche « musicale » (ou « musicienne », si vous préférez) de cet album. Au-delà des artifices sonores. Dans mon Top 3 de 2022. Merci pour ce texte et toutes les informations éclairées qu’il contient.

    1. says: Dorian Fernandes

      Bonsoir Daniel et merci pour votre commentaire, on est content d’en lire de la sorte, d’autant plus que la chronique – de par l’aspect transmédia de l’album de JMJ – ne rend pas la tâche facile du tout aha! Étonnant votre ressenti étant donné nos réserves.

      Pour faire court : je n’ai pas trouvé l’album très généreux, ni faisant honneur à Pierre Henry et Schaeffer. Mais je l’ai trouvé meilleur tout de même qu’Âmazonia, dont vous trouverez facilement la critique sur ce site ! 🙂

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