S’enfoncer dans la pénombre, frôler la folie et ne pas en sortir complétement indemne : les occasions sont nombreuses quand on n’hésite pas à fleurter avec les formes artistiques les plus exigeantes. On se rappelle alors de la sidération totale au visionnage de l’extraordinaire épisode 8 de Twin Peaks The Return, de cette heure insensée à se demander ce qu’il se passait, incapable d’esquisser le moindre mouvement, pétrifié dans le canapé pour finir, mi-soulagé, mi-abasourdi, le sourire en coin, convaincu d’avoir assisté à un moment unique. Sans atteindre l’aliénation (temporaire, quand même) à laquelle conduit Threnody To The Victims Of Hiroshima de Krzysztof Penderecki, Soleils Noirs, le nouvel album des Marquises qui sort sur le label rennais Les Disques Normal, est à sa façon un étrange voyage dans un univers sombre et torturé, modelé de forces tectoniques insoupçonnées comme le très beau synclinal qui orne sa pochette ; un voyage nocturne dont on ne ressort pas tout à fait le même qu’en y entrant.
Pourtant, si Soleils Noirs avec ses deux longues plages muettes de près de 20 minutes est de loin le travail le plus complexe et difficile d’accès de Jean-Sébastien Nouveau, le lyonnais n’est tout de même pas un novice en la matière et ses travaux précédents montraient tous à un moment ou un autre une attirance vers le côté obscur de son expression artistique qu’équilibraient alors des structures mélodiques plus classiques, un chant régulièrement présent et un certain pastoralisme lumineux qui en faisaient le pendant français de l’école Hollisienne, à la manière de Hood ou de Bark Psychosis. Mais jamais il n’avait poussé si loin cette recherche sur les structures et les textures sonores qui atteignent avec ces Soleils Noirs une dimension inédite chez lui. Si on pense parfois aux travaux défiant eux aussi le temps des brestois du Dale Cooper Quartet, c’est sans doute du côté des grands noms nord-américains du rock d’après qu’il faudrait écouter pour trouver un parrainage à ce travail remarquable. Stars Of The Lid ou Windy And Carl d’un côté de la frontière, Godspeed You ! Black Emperor de l’autre ont toujours su avec talent allonger le temps sans compter pour faire évoluer leurs compositions d’un point A à un point B à travers d’aussi infinies qu’infimes circonvolutions. Cette filiation avec les montréalais notamment s’impose d’autant plus que, quasiment seul aux commandes, sans son habituel comparse Martin Duru pourtant présent depuis les débuts du projet en 2010, Jean-Sébastien Nouveau s’est seulement adjoint les services d’Agathe Max dont les violons torturés renvoient eux aussi à ceux de Sophie Trudeau du collectif canadien.
Le décor est posé et rien de viendra véritablement l’éclairer. Soleils Noirs est un album qui nécessitera de votre part un engagement. Dans le temps pour commencer ; ces deux morceaux s’imposent sur la longueur, à force d’écoutes répétées qui commenceront par corriger une impression peut-être erronée puis révéleront, comme souvent dans ce type d’œuvre, une richesse insoupçonnée impossible à déceler, si ce n’est dans les intentions, dès la première écoute. Il vous faudra aussi, impérativement, multiplier les façons de l’aborder : Soleils Noirs est à la fois un disque d’espace et d’intimité, réclamant autant la liberté des décibels offerte par votre ampli et vos enceintes que la proximité amoureuse d’une musique qui réclame de pouvoir vous susurrer toute sa grâce et ses mille et un détails directement à vos oreilles.
L’Étreinte De l’Aurore étire en de longues minutes une succession de boucles d’abord lugubres qui vont et viennent avec une régularité métronomique, progressant pourtant à chaque instant en s’empilant comme des strates géologiques: un accord de guitare lointaine, une nappe de synthé, une voix fantomatique puis une autre lyrique. Leurs apparitions, modulations, disparitions puis retours en arrière-plan font évoluer le morceau par touches à peine perceptibles : le travail sur la répétition de ces éléments est remarquable et l’on se retrouve emporté en dehors du temps. Le morceau a-t-il commencé depuis deux, cinq, dix ou douze minutes ? Peu importe : la déambulation sonore est passionnante, s’accordant de cette atmosphère qui s’éclaircit lentement par l’est, virant de la noirceur du bleu nuit au bleu pâle qui précède les teintes orangées qui vont laisser la place aux froids rayons éblouissants d’un soleil bien blanc lui, sur le retour.
Le soir revenu, Le Sommeil du Berger est celui d’une nuit sacrément perturbée : le doux son des clarines devrait le bercer mais il ne dort que d’un œil. Seul avec ses chiens dans l’immensité des pâtures, il vit avec cet environnement sans cesse en mouvement où l’orage et le prédateur peuvent surgir à chaque instant. Alors il guette, à la fois sur le qui-vive et fasciné par les sons incessants d’un désert montagnard jamais silencieux. Ces bruits lointains, animaux et organiques s’organisent pour créer cette petite musique fragmentée faite de répétitions qui évolue d’un flanc de la vallée à l’autre en un écho que l’on croirait infini. Mais à la fin de la nuit, entre chiens et loups, la bruyante nature nocturne se calme et tend, enfin, vers le silence. On aurait pu en rester là, et ça sera le cas pour les stricts amateurs de vinyl, mais Les Marquises proposent un titre bonus aux Soleils Noirs qui, plus qu’un fond de tiroir ou un single se voulant accrocheur, est un véritable prolongement des deux longues pièces qui constituent cet album. L’Ailleurs, comme une invitation au voyage qui prend cette fois une forme plus habituelle dans la discographie du groupe, chantée, concise et véritablement apaisante au terme d’une exploration qui aura nécessité un certain don de soi.
Une façon aussi pour Jean-Sébastien Nouveau de rappeler que, s’il a toujours été exigeant, refusant d’album en album de faire stagner sa créativité musicale, l’attention que ses compositions réclame auprès du public, cette invitation qui lui est faite à se laisser emporter par la musique des Marquises se fait toujours à travers l’exploration d’espaces ouverts qui laissent libre cours à l’imaginaire de chacun, au contraire de certaines œuvres contemporaines qui ne susciteraient que dégout, renfermement et claustrophobie. Oui, ces Soleils Noirs nous inondent de noirceur, nous enveloppent d’une pénombre inquiétante ; mais qui a déjà expérimenté ces sensations en arpentant la véritable nuit noire sait à quel point elle décuple nos sens et nous berce de sensations rares et nouvelles.
02. Le Sommeil Du Berger
03. L’Ailleurs (bonus track digital)
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