Frédérick Rapilly / Mark Hollis ou l’art de l’effacement
[Le Boulon]

8.6 Note de l'auteur
8.6

 

Frédérick Rapilly - Mark Hollis - Ou l'Art de l'EffacementLa première biographie de Mark Hollis, le fondateur de Talk Talk, est à l’image de son sujet : précise, peu imposante (une centaine de pages), d’une justesse et d’une élégance épatantes. Depuis l’illustration, magnifique photo d’un Mark Hollis insondable, jusqu’à une inattendue playlist de musiques entrants en résonance avec le sujet (contestable, comme toute playlist), la proposition biographique de Frédérick Rapilly a tout bon. L’exercice est avant tout une question de dosage et de méthode. On imagine que le livre repose sur un travail soigné de documentation, sur quelques interviews choisies avec les principaux acteurs de cette histoire et bien entendu sur une fréquentation intime de l’œuvre d’Hollis, dont la mort a permis (un peu rapidement et sans grande mesure) d’honorer le travail.

Pour beaucoup (dont on a longtemps fait partie), Talk Talk n’aura été qu’une petite entreprise à tubes, dans une période (les débuts de la new wave), honnie pour son mercantilisme naissant, ses manières et habitudes de production et son caractère parfois daté. Rapilly est assez lucide pour ne pas survendre le premier album du groupe, Talk Talk (1982) dont le son rend la réécoute contemporaine peu évidente, et situe parfaitement l’aventure de Mark Hollis dans le contexte de l’époque. L’histoire de Talk Talk se résume ainsi à une épopée individuelle où un type programmé pour cela (on ignorait à peu près tout de ses origines) va tenter de se dessiner un destin artistique dans un univers où des forces (label, TV, politique des genres,…) plus puissantes que lui sont à l’oeuvre et le malmènent. Ce qui frappe à travers l’évocation chronologique que donne l’auteur, c’est bien (plus que le génie supposé – et à peine contrarié-  du gars, qui n’explique pas grand chose) la clarté de sa vision artistique et sa détermination. Le livre, Mark Hollis ou l’art de l’effacement, ne cause finalement que de ça : l’accomplissement d’un plan, presque béni d’emblée par les dieux, et qui ne sera contrarié que par le retrait volontaire du principal protagoniste.

Contrairement à d’autres groupes, l’histoire de Talk Talk est d’une fluidité qui frise l’ennui : formation du groupe, montée en épingle par les labels, succès, peu d’agitation individuelle parmi la vie des membres, qu’il s’agisse de perversions véritables, d’engueulades ou de coups d’éclat. D’une certaine façon, il ne se passe rien de rien, si ce n’est l’affirmation du pouvoir d’un homme. Les amateurs de biographie scandaleuses en seront pour leurs frais. On se croirait chez Melville (Herman), comme si Hollis était une sorte de Bartleby pop, appliqué et insaisissable, sans aspérités ni véritables doutes, un « musicien normal » au sens Hollandais du terme, qui vit bientôt à la campagne et arrête les tournées car c’est peu compatible avec la vie de famille. La séduction du livre (et de la musique de Talk Talk) repose pas mal là-dessus : cette absence de prise laissée à une époque qui enlaidit tout, cette sensation que la musique existe par elle-même et va défier tout ce qui l’entrave, sans jamais couper les ponts avec son ambition initiale qui est de séduire et de faire date. Rapilly insiste sur le dialogue créatif avec Tim Friese-Greene, qu’on oublie souvent, sur l’enchaînement des étapes, sur l’évolution qui permet au groupe de passer d’une pop accrocheuse et finalement plutôt mainstream à une pop complexe du niveau d’un Spirit of Eden ou d’un Laughing Stock. Le statut de Hollis n’en sort pas forcément éclairci : est-il un artisan ou un commerçant ? un musicien inspiré ? Un créateur habité qu’il faudrait mettre sur le même plan qu’un Brian Wilson ou Scott Walker ? D’une certaine façon, on aurait envie de crier au génie sans en être certains. Est-il nécessaire de qualifier et de définir pour écouter ? On a la lecture aussi modeste que le jugement peu assuré concernant l’importance du groupe qui laisse tout de même des albums foisonnants et envoûtants en forme de points d’interrogation.

La biographie est factuelle, précise, détaillée et satisfaisante sur ce point. Les propos recueillis offrent des contre-champs utiles mais qui ont la particularité de ne jamais élucider le mystère qui enveloppe Hollis. A la sortie du livre, on sent que le sujet n’est pas épuisé et que, d’une certaine façon, on est pas plus avancé. Hollis est mort, comme chacun sait, et n’aura pas parlé. On ne sait pas au juste quel était son rapport au succès, ce qu’il pensait, pourquoi aussi il a choisi de se retirer et de se taire. Est-ce parce qu’il avait dit ce qu’il avait à dire ? Etait-ce par peur de prononcer la note de trop ? Avec son sens de l’épure et de l’économie, la biographie donne une folle envie d’écouter et de réécouter la musique, de la ralentir, de l’analyser. Pour les plus distraits, elle permettra de voir qu’il n’y avait pas qu’un hit fugace dans It’s A Shame. Le livre se termine peu ou prou avec une interview réalisée par un magazine en janvier 1998 qui laisse entrevoir un Mark Hollis facétieux et presque loufoque derrière sa timidité. Autre piste. Autre filon. Celui d’une excentricité intérieure…

On retire de la lecture comme de l’écoute des disques une sensation grisante de liberté et d’avoir pris en pleine poire la force d’un destin. Dans des années 80 où se sont mis en place les grands mécanismes de contrôle culturel que nous connaissons aujourd’hui, Hollis aura tout simplement tracé son chemin. C’est un truc un peu rétro mais qui est pas mal à faire. C’est tout.

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