Lætitia Sadier / Rooting For Love
[Drag City]

7.2 Note de l'auteur
7.2

Laetitia Sadier - Rooting For LoveOn a toujours un petit moment de recul lorsqu’on lit des titres de chansons aussi « prometteurs » que « protéiformunité » (bon sang) ou « panser l’inacceptable », tellement anti-pop qu’ils donnent envie de se réécouter l’intégrale de The Cure (ah… les 10 mots valise de Robert Smith) ou de se jeter dans la Manche. Mais qui sommes nous pour reprocher à Lætitia Sadier, chanteuse légendaire du Stereolab devant l’éternel de céder quelque peu à la préciosité de l’énonciation (sic) dans sa langue natale, elle qui a évolué avec tant de grâce, de poésie et de style entre les univers depuis plus d’une trentaine d’années.

Rooting For Love est son cinquième album solo (si on n’en a oublié aucun) et comme les précédents, un disque curieux, expérimental et éminemment personnel. L’album emprunte autant au jazz, à la pop qu’à la musique de films des années 70/80 ou au trip-hop. Il y a des accents space-pop à l’image de l’astral et planant Protéiformunité, auquel bien que chanté en français on jure n’avoir rien rien rien compris du propos. On se croirait parfois dans une bande son de Air, tantôt dans un cocktail mondain, tantôt dans un film kitsch de Peter Sellars. L’ambiance est comme souvent chez Sadier plutôt chaleureuse, cosy, féminine et pop. Le soin est extrême, porté sur les arrangements, la production, l’articulation délicate des voix et de l’instrumentation. La profondeur de champ est parfois impressionnante (voire un peu démesurée pour un disque pop), à l’image de l’ouverture aux questionnements très métaphysiques, Who + What :

On the verge of becoming citizens in a Universe
Much larger than our aspirations
More complex than all our dreams
The substance to our story
The unasked question is what ails thee?
Who and what?
Who and what?
Who and what?
Who and what?

Les textes ont beau poser des questions un peu trop ambitieuses pour notre intelligence, Lætitia Sadier ne sonne jamais prétentieuse ou précieuse. On frôle l’AVC sur Une autre attente, mais on se laisse faire par l’ambiance et la fluidité du morceau. Comme chez Stereolab, l’album ne parle pas que d’abstraction et d’univers distants, d’intériorité et de dilemmes métaphysiques. Dont Forget You’re Mine est un titre passionnant qui évoque les violences faites aux femmes à travers le tabassage en bonne et due forme d’une nana. Il y a un certain suspense sur le final (est-ce que la protagoniste est morte sous les coups de son amant bourreau) et surtout un effet de contraste saisissant entre le propos, brutal et quasi insoutenable, et la musique, un brin plus sévère et sombre que d’habitude. C’est sur ce genre de morceaux qu’on se dit qu’il y a chez Laetitia Sadier une intelligence, une profondeur, un engagement qui ne se trouvent pas si fréquemment dans la pop. On retrouve cette noirceur sur Cloud 6, le morceau splendide qui termine l’album et dont la construction, en boucles et en couches emmêlées, s’avère littéralement fascinant.

Rooting For Love est troublant pour cette exploration de registres assez variés, les niveaux de conscience qu’il propose à l’auditeur. Il y a beaucoup de charme dans la ligne claire de The Inner Smile, morceau d’entomologiste minimaliste et ralenti. La flûte amène le chaos dans l’ordre établi et permet d’atteindre une curieuse extase qui fait penser à ses nuages florissants qui naissent dans le cerveau après l’ingestion de drogues psychédéliques. On ne s’attend souvent pas à trouver… ce qui suit… au coeur même du morceau qu’on déroule. Cette irruption de l’inattendu dans la musique de Sadier est un atout majeur qui détourne les morceaux de leur routine pop. C’est le cas sur la dream pop jazzy de La Nageuse Nue, laquelle nous emmène en territoire surréaliste. Encore le cas sur le folk sensuel d’un New Moon classique mais merveilleux de puissance suggestive.

Dreaming you fall into being
Turbulent transition, evade
Overriding the feelings
You, precious, embodied
Experience of souls holding
The full spectrum
Of, of that
We can feel
Hold it lightly, do not attach
And then celebrate this unique experience
But don’t get bogged down
With you, do that identify

On plane à 15 000 pieds au dessus de la terre, comme si on sortait de son propre corps ou qu’on se lançait dans un grand trip pleine conscience avec ou sans acide. Mais c’est le voyage qui compte. Lætitia Sadier rejoint The Antlers dans cette sorte de métaphysique pop, connectée aux éléments et à la recherche d’une vérité intérieure qui se défile et se heurte aux horreurs du monde. C’est curieux, déroutant, parfois d’apparence fumeuse, mais c’est si joliment énoncé qu’on y trouve matière à réfléchir et surtout un immense plaisir lorsqu’on se laisse aller.

Rooting For Love est un disque méditatif, solaire et engagé qui gagne à être écouté en lâchant prise. A ce stade, ce n’est plus de la pop mais de la sorcellerie.

Tracklist
01. Who + What
02. Protéiformunité
03. Une autre attente
04. The Dash
05. Don’t Forget You’re Mine
06. Panser l’inacceptable
07. The Inner Smile
08. La Nageuse Nue
09. New Moon
10. Cloud 6
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