Au rythme où le groupe sort sa musique, trois albums en une quinzaine d’années d’existence, on peut se permettre de la laisser vivre un peu avant d’en parler. On peut se permettre d’écouter les textes et de jouer librement aux jeux des comparaisons, de suivre les lignes de fuite, plutôt que de vouloir immédiatement en rendre compte. Cela n’enlève rien à l’urgence sur laquelle repose Empires of Shame que de prendre son temps pour en parler, l’urgence de jouer vite et de chanter fort, l’urgence de rentrer dans le lard de l’époque.
La musique de Frustration est à bien des égards une anomalie de l’Histoire. Elle est sociale et anticapitaliste quand tout le monde parle d’amour et vote à droite. Elle est agitée et agressive quand la mode est à la ligne claire et à la douceur. Elle est punk quand le rock français s’adoucit et range ses amplis de peur d’effrayer les derniers quadras qui lui restent. Elle est régressive quand d’aucuns se sont pris (par branchitude et snobisme) à croire encore au progrès artistique et à la nouveauté. Elle est fraternelle quand les autres markettent, vidéoclippent et déclinent en multiformat. Un soir de concert, il y a quelques années de ça, Frustration ouvrait pour un artiste anglais confirmé et renommé (dont on taira le nom car il ne s’agissait que d’une conversation de bar) qui, découvrant le groupe pour la première fois, nous glissa à l’oreille : « Vous êtes bizarres vous les Français. On avait ce genre de groupes chez nous il y trente ans. C’est vraiment bien fait, oui. Et il y a cette pointe d’accent. On s’y croirait. » Au souvenir de cet échange, on ne sait pas, plusieurs années après, si notre interlocuteur n’avait rien compris ou au contraire, s’il avait vu juste. Frustration est peut-être un groupe rétrograde (ou rétrofuturiste, si on veut faire savant) mais Empires Of Shame est clairement l’album le plus emballant de l’année, le plus classe, le plus violent, le plus dansant et probablement le plus important. On ne sait pas trop s’il y a une exception française à chercher ici (après tout les Anglais et les bobos européens se sont bien pris de passion pour Sleaford Mods et pour… The Fall, alors on n’est pas à un reniement près), mais la réception critique exceptionnelle de cet album de Frustration nous paraît à contre courant exact d’à peu près tous les phénomènes artistiques et sociaux de l’époque. Deux explications alors : effet de mode insoupçonné ou, le plus probable, cristallisation d’une résistance groupusculaire autour de valeurs (et d’une musique) vouée à disparaître. Croire en la musique de Frustration, c’est croire en la reproduction des dinosaures, croire au Dieu Guitare, croire au Dieu Venin, croire d’une certaine manière à un homme qui n’existe guère plus que dans les dîners en ville et les pages hors sol de la presse de gauche. Frustration est à cet titre le Dernier des Mohicans (version pessimiste) ou l’aiguillon d’un renouveau à venir qui ne serait pas un foutu revival ou un machin vintage comme on en fabrique tous les jours.
Empires of Shame est un album phénoménal qui revisite plus que la musique elle-même des grands groupes punk et post-punk de l’histoire (on les citera par la suite) leur attitude crâne et désinvolte. Saison et défaites obligent, on aime tous à se croire plus bagarreurs, forts en gueule, courageux, plus musclés, audacieux et mal-pensants qu’on ne l’est réellement. Frustration contribue à nous donner une belle image de nous-même en étant à notre place tout ce qu’on n’est plus depuis bien longtemps. Le dernier hoquet/sursaut/éclat de l’homme d’hier est peut-être le plus beau. En d’autres temps, on aurait appelé ces types des héros.
- Dreams Laws Rights And Duties : le premier contact avec l’album est sensationnel. L’entame est portée par une intro d’une minute à la Joy Division période Warsaw, ample et métallique. Le chant de Fabrice Gilbert, saisissant sur l’ensemble du disque, rappelle lorsqu’il entre en piste les incisives et décisives irruptions de Stiv Bators et jaillit littéralement pour s’engager dans une diatribe antisystème et anticapitaliste qui lorgne du côté du Généalogie de la Morale nietzschéen. L’utilisation des chœurs sur le final ancre tout de suite la musique de Frustration dans la lignée des punks anglais branche gauche à la Jimmy Pursey mais le groupe tient la machine et évite paradoxalement toute débauche d’énergie excessive exprimant plutôt une colère contenue et intellectualisée qui est encore plus effrayante. On sent les Docs qu’on lustre en coulisses et la menace qui gronde, le tout de manière très ordonnée et avec un sens du contrôle impeccable. L’entrée en matière fonctionne à cet égard comme une alerte : on n’est pas là pour rigoler, et on n’a pas l’intention de se disperser ou de jouer fort pour amuser la galerie et faire comme si on avait 20 ans.
- Just Wanna Hide : On enchaîne avec l’un des titres les plus costauds et séduisants de l’album. Le tempo est ralenti et la voix ajustée en mode crooner. Alors que le premier titre était plus porté par la guitare et la batterie, celui-ci repose sur l’alliance de la basse (Pat D) et du synthé (Fred Campo). Du coup, s’installe un contraste entre la voix sépulcrale de Gilbert et la fausse allure guillerette des claviers/synthé. La chanson a un côté mélodramatique renvoyant à l’envie de disparaître, de se soustraire au monde mais aussi à une forme d’accablement. L’emphase dans le chant renvoie au tragique de l’existence et donne à l’ensemble l’allure d’une plainte ou d’une agonie où le personnage tente de sauvegarder sa noblesse d’âme et son humanité.
- Excess : Le titre punk parfait. A vrai dire, on n’avait pas entendu cri du cœur plus concis et décisif depuis les Angelic Upstarts. On retrouve l’esprit hooligan et skins rouges, le punk de stade mais la chanson est beaucoup plus fine qu’elle en a l’air. C’est direct mais ça ne passe pas n’importe où. La basse est typiquement hookienne, jouée aux chevilles on l’imagine, jusque dans ce pont incroyable autour de la minute 2, repris 60 secondes plus tard et habillé d’un . L’engagement de Gilbert est splendide (débit accéléré) confirmant sa capacité à évoluer dans divers registres. L’astuce tient dans le jeu sur le titre qui, contrairement à ce qu’on attend (et ce qu’on comprend) n’est pas tant revendiqué que condamné.
- Empires of Shame : Cet enfoiré de Martin Hannett a envoyé son fantôme drogué prendre le contrôle de cette chanson. Quel son ! Quelle profondeur de son ! Et quelle batterie. Chacun a son rôle chez Frustration. La batterie de Mark Adolf n’est pas l’instrument le plus en avant sur ce morceau clé et programmatique de l’album mais c’est sa régularité et sa force qui structurent le morceau et lui donnent sa solennité. On adore la formulation inquiète et qui tombe en leitmotiv sur la fin : « Where are we going?« , chante Fabrice Gilbert. « Where are we going?« . Lointain écho au Decades de Joy Division et à son déchirant « Where have they been ?« . On pourrait servir la référence tous les deux morceaux. L’ambition poétique de Ian Curtis, sur ce titre, est une division au dessus mais l’angoisse prend corps et s’exprime d’une manière similaire. Le morceau est splendide.
- Arrows of Arrogance : Il n’y a pas de bon album punk sans balade. On y est. D’aucuns considéreront que ce titre est surprenant. Il l’est, pas parce qu’il fonctionne sur un tempo ralenti, mais parce qu’il ressemble à une balade country blues. Frustration semble traverser l’Atlantique une première fois (la seconde se situe en plage 9) et c’est aussi une nouveauté. On n’a jamais été fan de Johnny Cash mais cela fonctionne plutôt bien ici et on adore depuis Micheline Dax tous les groupes qui osent réhabiliter le sifflet.
- Mother Earth in Rags : On pensait que depuis 2010, il n’y avait que John Lydon, Midnight Oil et… Charles Aznavour (sic) pour se lancer dans des chansons écolos mais Frustration ressuscite l’anarchisme vert ou le green punk par la voie attendue : celle qui consiste à dénoncer la main mise de l’homme sur les ressources de la planète pour ce qu’elle est : une autre spoliation et une domination éhontée. Avec Mother Earth In Rags, Frustration secoue le cocotier bien au delà et beaucoup plus efficacement que ne l’avait fait PIL sur son album de la reformation avec Deeper Water ou Terra Gate. Là où l’ancien Sex Pistols nous faisait pleurer, Frustration tape un grand coup sur la table et renvoie la bataille écologique à une forme de lutte des classes. L’occasion néanmoins de rapprocher, sur le menu (mais pas la musique), les textes de Gilbert et ce qu’explore depuis pas mal de temps Lydon en Angleterre. Le constat sur la disparition d’un ancien monde est semblable. Le mélange d’espoir, de rage et en même temps d’impuissance est identique, ce qui confirme la belle tenue de la lignée punk.
- Cause You Ran Away : Notre chanson préférée des 10 et, pour filer (on a dit toutes les 2 chansons) la comparaison avec Joy Division une nouvelle fois l’équivalent du Love Will Tear Us Part local. Cause You Ran Away a tout pour elle : efficacité, grandeur et un texte qui mêle brillamment les évocations domestiques et une amplitude dans le point de vue qui était caractéristique de Joy Division. A la première écoute (on caricature), on croit que ça parle de géopolitique quand ça parle de chaussettes sales. Ici, c’est une chanson de rupture, de départ, de fugue mais les horizons se troublent quand le monde s’écroule autour. Du coup, celle (ou celui qui part) ressemble autant à un amour perdu qu’à un dictateur en cavale ou à un vieil ami qui a trahi ses idéaux. Le morceau est à la fois sévère, affligé et incroyablement dansant. Le pont électronique nous situe à cet endroit précis où le post punk va donner naissance à l’électro (New Order, on y reste), le territoire de référence du groupe sur son premier album notamment. C’est une réussite absolue qui symbolise la cohésion redoutable du groupe. Aucun instrument ne domine vraiment. Tout le monde est à sa place et sert le schéma d’ensemble.
- Even With the Pills : Pas notre morceau préféré par contre. Le titre est joueur, pétillant et quasi synth-pop. Si le morceau sera probablement très efficace sur scène, il paraît moins complexe que les 9 autres, moins riches. La mélodie vocale est classique mais sans surprise. A deux minutes à peine, il faut le prendre comme une fusée, une flèche. Et c’est mieux. Le texte évoque un type (le chanteur, une connaissance) qui prend des pilules pour aller mieux et qui ne va pas.. mieux.
- Minimal Wife : On pourrait faire trente lignes sur celui-ci qui comme Cause You Ran Away est une vraie démonstration de force. Du coup, on a envie, juste pour vous laisser vous débrouiller tout seul, de faire le service minimum. Les textes de Fabrice Gilbert sont habiles. Ils fonctionnent souvent avec des accroches en forme d’historiettes, des figures, des visages (non, rien à voir avec Noir Désir). C’est le cas ici et cela fonctionne incroyablement bien, même si le propos est mystérieux. Le mélange de récit et l’association (caractéristique du groupe) entre le post punk et les instruments synthétiques est tout bonnement remarquable. Des filles dansent dans une boîte. Elles sont normales, laides et séduisantes à la fois. Des filles du quotidien. Le gars les drague mais pas forcément avec l’idée de les baiser. Il veut discuter mais elles ne semblent pas loquaces. Cette question de la communication renvoie à l’échange amoureux : qu’est-ce que la communication minimale ? Quel est le programme commun ? Frustration sur cette séquence est une belle machine de guerre, joueuse, remuante. La chanson exprime toute la noblesse du genre, l’amour de la musique et la force d’un oubli dans… la danse. Jouer dans un groupe de rock n’est pas une plaisanterie. Cela permet de sauver des vies ou d’en supporter d’autres.
- No Place : L’idée de garder des titres plus électro que strictement punk pour la dernière partie de l’album est très intelligente et contribue à faire de cet album un vrai trésor. Ceux qui voient Frustration comme une simple franchise revival punk sont dans l’erreur. La phrase clé ici est bien sûr « There are better place(s) to go« . Il faut quitter la capitale, élargir les horizons et prendre l’air. C’est une sortie de toute beauté, transgenre (!), efficace, tendue mais aussi assez très simple avec de larges séquences instrumentales. Une vraie grande chanson qui s’amuse avec la place qu’elle se donne (presque 5 minutes) et en même temps laisse chacun respirer. Les ponts instrumentaux renvoient au thème du départ, à la prise de distance, à la difficulté de trouver où faire son nid. Et c’est un assez bon résumé de l’ambiance de ce grand et bel album.
Frustration – Empires of Shame
02. Just Wanna Hide
03. Excess
04. Empires of Shame
05. Arrows of Arrogance
06. Mother Earth in Rags
07. Cause You Ran Away
08. Even With The Pills
09. Minimal Wife
10. No Place
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