On avait évoqué précédemment la nouvelle star islandaise de la BO, Hildur Guðnadóttir, quelques mois avant qu’elle ne reçoive un Grammy et un Oscar pour son travail sur Joker, en disant que son seul défaut était de composer en allant toujours dans le sens de l’image. La critique vaut encore mais un peu moins cette fois si l’on considère l’excellent travail réalisé par l’Islandaise sur la BO de Women Talking, film fascinant réalisé par la toujours séduisante Sarah Polley (qu’on regrettera toujours en tant qu’actrice) d’après le roman de Miriam Toews.
Inspiré d’une histoire vraie survenue dans une communauté mennonite de Bolivie, le film et sa musique sont marquées par l’horreur banale et surnaturelle à la fois de leur matière première. Plus d’une centaine de femmes portent plainte contre une dizaine de « leurs » hommes qui, au sein d’une communauté religieuse, les violent en les assommant avec un tranquillisant pour animaux. Les hommes dissimulent les violences et grossesses causées par leurs actes industriels en les mettant sur le dos du diable. Quand une fille (les viols touchent des filles de 6 ou 7 ans également) surprend et reconnaît son agresseur, les femmes portent plainte et se donnent le temps de la réflexion (48 heures dans le film) pour décider de la conduite à tenir : pardonner, rester et se battre, ou partir.
Le film transpose les faits dans un État indéfini des Etats-Unis, durant ces deux jours d’hésitation, durant lesquelles les femmes (trois familles sélectionnées après l’échec d’un premier round d’échanges démocratiques) vont discuter entre elles et tenter de faire émerger une position commune. Le film est soigné, marqué par l’âpreté et la simplicité de son cadre rigoriste, rural et strictement féminin (à l’exception d’un scribe, seul à maîtriser l’écriture parmi elles, puisqu’elles n’ont à ce stade aucun droit à l’éducation). Les couleurs sont proches du noir et blanc et les visages magnifiquement éclairés pour rendre la beauté authentique des débattantes. Le casting est remarquable entre la beauté d’une Rooney Mara mi-blonde mi-rousse pour l’occasion, la dureté absolue d’une Frances McDormand asséchée et balafrée, et la séduction de Jessie Buckley (Men d’Alex Garland) et Claire Foy.
La bande originale de Hildur Guðnadóttir ne dure que 26 minutes et accompagne pas à pas la démarche d’hésitation puis d’émancipation de la communauté des femmes. C’est une BO dont les morceaux suivent la dramaturgie ralentie du film (un film de palabres, d’échanges et de transhumance philosophique) et qui, d’abord, colle à son sujet. La compositrice suggère par un accompagnement assez minimaliste la simplicité du dispositif : la ruralité, la société rigoriste des mennonites, un paysage de champs et de grandes, de paille et de vent. C’est à la fois magnifique et en même temps un peu abstrait avec un jeu sur les cordes et les guitares qui nous offrent à l’entame quelques pièces splendides (Work of Ghosts, Speak Up). A l’écoute, on reçoit les notes comme on verrait un paysage, tandis que se met en place avec l’arrivée des rythmes (Doomsday), le théâtre des échanges. La BO est particulièrement habile dans sa section médiane pour saisir les tensions (Not All Men), les points de vue différents et l’affrontement des idées (Pros And Cons). Un motif rythmique récurrent court de pièce en pièce pour marquer les moments de retournement. C’est très intelligemment fait et permet, sans trop en rajouter, de remonter l’intensité d’une séquence sur une simple grappe de notes. Partout ailleurs, les guitares mènent la danse, épousant à la perfection la fluidité gracieuse des échanges entre femmes. Il y a une sérénité maternelle qui se dégage du splendide Always, coeur battant de la réalisation et qui annonce la concorde à venir en même temps qu’il précède la précipitation du « verdict » : la cinéaste raconte comment les hommes se sont trahis (I Saw Him et sa clochette autour du cou) et la menace qui plane sur le groupe quand l’un des hommes montés à la vie refait surface (He’s Here, morceau sur lequel Hildur Guðnadóttir convoque le violon et le violoncelle, ses instruments de prédilection).
Lorsque le deuxième jour démarre (Teeth), la messe est presque dite. La musique est parfaite pour dire la paix qui s’empare des corps et des coeurs quand l’issue est trouvée. Les femmes ont décidé et il n’y a personne ou presque qui ira à l’encontre de cette forme pure, parfaite et dramatique de démocratie. Peace of God fait écho au sublime Leaving qui, dans sa façon d’arranger les cordes, confère au final un caractère sacré délibéré et extrêmement touchant. Là encore, Hildur Guðnadóttir respecte le cahier des charges en ne plaçant aucune note au dessus des autres et en aplatissant toute tentative d’emballement. On pense à du Vivaldi mais dont on aurait volontairement contenu la vivacité. C’est remarquablement bien fait et en résonance totale avec le traitement du sujet opéré par la réalisatrice, au point qu’on en oublie les moins marquants Boys et Nettie transitionnels.
Sans introduire aucun thème marquant ou véritablement foudroyant, la compositrice prouve avec Women Talking qu’elle est d’une précision et d’une justesse extraordinaires mais aussi capable d’évoluer dans un mouchoir de poche, sans emphase ni flonflons, pour suggérer, souligner ou simplement encadrer des émotions de la plus haute complexité. La féminité, son expression, sa pulsation presque, sa respiration sont au coeur du film et d’une musique qui, malgré leur évidente simplicité, resteront jusqu’au bout infiniment mystérieuses et énigmatiques. Les choses auraient-elles pu se passer autrement ? La liberté entretient-elle un rapport avec la sensualité ? Le territoire (c)ouvert par ce film est aussi vaste et passionnant que terrifiante l’histoire qui a précipité ces femmes vers de nouveaux horizons.
02. Speak Up
03. Doomsday
04. Not All Men
05. Pros and Cons
06. Always
07. I Saw Him
08. He’s Here
09. Teeth
10. Peace of God
11. Jumping
12. Boys
13. Nettie
14. Leaving