Johnny Labelle / May Your Dreams Come True
[Inner Ear Records]

9.1 Note de l'auteur
9.1

Johnny Labelle - May Your Dreams ComeA l’écoute du premier morceau de cet album de Johnny Labelle, on se dit que ce n’est peut-être pas une coïncidence si Depeche Mode est revenu aux affaires au même moment. Shadows sonne quasi exactement comme on aurait aimé retrouver le groupe de Basildon, sombre, ralenti et empli de classe. Avec des textes bien supérieurs à ce qu’ils étaient par le passé, philosophes et résignés :

« I remember the gaslight on the cobblestone/  path skies were scorched and suspended in perpetual night/  I was following a shadow at the end of the road / I was following a shadow / I was following a ghost/  What has been will be again / what has been done will be done again/  there’s nothing new under/  the sun nothing new under the sun. »

Qu’un artiste grec dont c’est seulement le troisième album revendique avec cette franchise son rejet de la nouveauté a quelque chose de curieux. Le précédent XVIII ne manquait pourtant pas d’originalité et s’était avéré comme l’une des grandes découvertes tardives de l’année 2020. May Your Dreams Come True est un effort sans effort de ressusciter un territoire sonore hérité des années 80, pop et dark, ténébreux et soigné, mais en le faisant avec la distance et le détachement du temps qui passe. La parole est aux perdants, aux effondrés dont on croise la route sur chaque pièce, des types brisés et qui peuvent s’écrouler juste là devant nous, alors qu’on se balade le long d’un chemin (I’ve Been Losing). La musique est comme ralentie et alourdie par le poids du fardeau, bâtie comme une marche funèbre (on se croirait chez Enigma parfois) interprétée par des synthétiseurs indifférents. La voix de Johnny Labelle illumine les débats de sa majesté barytonne de crooner désolé. C’est elle qui vient ranimer la pop gracile d’un Head First aux guitares cristallines qui rappellent Motorama et jouées ici par l’artiste musicien polycompétent Fred Afraid, dont on ne résiste pas à la tentation de renvoyer vers les œuvres. May Your Dreams Come True est un disque qui impressionne aussi parce qu’il est issu du travail collectif d’artistes doués et mis au service du projet de Labelle. Your Money’s No Good Here sonne vraiment comme un morceau de Suicide, chanté par un Alan Vega d’arrière-plan qui s’exprimerait depuis l’Outre-Tombe.  Traversing rappelle les premiers Pulp tels que It ceux où Jarvis Cocker essayaient vraiment de sonner comme Scott Walker. C’est l’ombre de ce dernier qui plane sur cette chanson magnifique où les bateaux racontent d’incroyables aventures maritimes. L’ombre de Scott Walker, avec ses cordes, sa grandiloquence, son romantisme infini, qui est convoquée sur le somptueux Summer In The City. Johnny Labelle chante la solitude ressentie dans l’été d’une ville désertée et c’est tout simplement irrésistible.

May Your Dreams Come True est un disque qui travaille les sentiments en profondeur. Ici, c’est la sensation de se retrouver seul et la gravité qui sont cultivées jusqu’à ce qu’on ne puisse plus aller au delà. Le rythme est éteint, ramené à la pulsation du coeur qui bat lorsqu’on l’écoute pour soi seul au fond du fauteuil. La tristesse elle-même ne peut pas descendre aussi bas et manque d’oxygène. On retrouve sur A New Hope la sensation éprouvée sur XVIII de descendre en apnée dans des couches inexplorées de la peine. La chanson est parcourue de rythmiques et de sonorités jazzy, mais c’est la descente qui marque et cette sensation que même le monde du rêve est dépassé, surpassé dans un précipité vertigineux.

« What a beautiful dream it was / Almost felt it was mine / simply unforgettable / It was spring, now it’s Fall. » 

La simplicité du texte ne doit pas masquer sa géniale évidence. Le temps passe plus vite lorsqu’on écoute ce disque que lorsqu’on vit une vie normale. On hérite d’années en plus, d’émotions et de déceptions qui ne sont pas tout à fait les nôtres. Sur le final, qui est aussi la chanson la plus belle du disque, Johnny Labelle raconte le conte du Player Queen, un type/fille, ou peut-être un bébé ordinaire, que sa mère coiffe, au berceau, d’une couronne faite d’une liane de saule, en pensant que cela ferait de lui un roi/reine. Il n’en a rien été, suppose-t-on à l’entendre. Ce gars là, cette fille là n’est rien devenue du tout : un chanteur, une chanteuse, ou juste nous qui l’écoutons. Les rois et reines n’existent pas. Mais on éprouve la peur, la déception et la peine de ne s’être pas hissés à la hauteur des espérances de notre mère. On croit tous en ses petits. On croit tous en leurs possibilités infinies. Mais elles passent et il n’y a rien autour. Juste une trace. Juste cette chanson. Juste le souvenir des vies qui n’y sont pas.

May Your Dreams Come True  est tout simplement un disque merveilleux, triste, sans doute trop morne et étouffé pour l’époque, mais l’un de ses disques compagnon qui soigneront à merveille un cafard, un chagrin d’amour ou un rêve placé trop haut.

PS : Le clip de Player Queen est l’un des premiers clips réalisés entièrement à l’aide de photos générées par intelligence artificielle. Labelle y invente la vie d’un chanteur des années 20, Jon Barbello, qui disparaît mystérieusement. Barbello renvoie à l’énigmatique Barbelo, notion chrétienne qui désigne l’origine de Dieu, le principe originel, mais aussi la Mère Céleste. On pense ici à la recherche du crooner Johnny Favorite dans Angel Heart.

Tracklist
01. Shadows
02. I’ve Been Losing
03. Head First
04. Your Money’s No Good Here
05. Traversing
06. Summer In The City
07. A New Hope
08. Player Queen
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