Anthony Willis / Saltburn (Original Motion Picture Score)
[Sony Music / Amazon]

8 Note de l'auteur
8

Anthony Willis - SaltburnIl y a bien sûr dans Saltburn, l’un des films de plateforme événement de cette fin/début d’année, un type qui slurpe le sperme répandu par son pote à même le dévidoir d’une baignoire, ce qui est assez cool et juicy. Il y a bien sûr dans Saltburn une étonnante discussion dans un jardin anglais, presque parfait et peuplé de jeunes gens bien nés en slips de bain, autour du You’re Gorgeous de notre héros Babybird qu’on entend pas qu’un petit peu et qui se conclut par la révélation selon laquelle la mère de l’un des deux héros aurait pu être LA PERSONNE qui a inspiré à Jarvis Cocker l’écriture de Common People. Il y a tout ça dans Saltburn, film-somme de plusieurs de nos obsessions pop collectives : un brin de David Lodge, de Brett Easton Ellis, de Dona Tartt (même si le Maître des Illusions était infiniment plus cool), une vision décadente de la société de classes archétypale et finalement pas si développée qu’elle en a l’air, un brin de sexe (mais là aussi pas tant qu’on aurait pu l’espérer/le croire), quelques délicieux moments de gênance (la scène dite « du cimetière » créant une certaine confusion fin de siècle dans ce qui est permis). Bref, un bel objet pop comme on en rêvait il y a vingt ou trente ans en lisant les Inrockuptibles mais qui les choses (opportunistes) étant devenues ce qu’elles sont, présente aussi sur lui pas mal de tics de l’époque comme celui de « faire semblant » de subvertir pour simplement se payer une tranche de viralité. Mais ne crachons pas dans la baignoire, c’est un film esthétiquement soigné, peuplé de jolis garçons à croquer, et qui divertit son monde comme il se doit.

Et c’est évidemment un film qui s’accompagne d’une bande originale (on parle du score et pas de la BO – on le rappelle… donc pas de Babybird et tout ça) composée par le britannique Anthony Willis. Longtemps dans l’ombre de son mentor John Powell, lui-même élève de Hans Zimmer, à qui l’on doit entre autres BO La Mémoire dans la Peau, la musique de l’Age de Glace, de Dragons ou encore de l’Appel de la Forêt ou Paycheck de John Woo, Willis est en train de s’émanciper et de voler de ses propres ailes. Sa première grande BO est venue avec le film M3gan pour Blumhouse et on ne doute pas que dans les années à venir, celui qui a participé à tant de BO iconiques en duo, va se faire une place au soleil d’Hollywood. Saltburn est à cet égard pour lui une carte de visite XXL qui lui permet de faire l’étalage de son talent orchestral et de toute sa subtilité.

Avec un tel script (aristo, vieux palais, des gays, un mélange baroque), Willis résiste finalement assez bien à la tentation d’aller plagier Michael Nyman, le compositeur de référence qui travaillait notamment avec Peter Greenaway. Si la BO démarre par un I Loved Him!/Oliver Quick somptueux et qui s’achève en apothéose chorale par un écho de l’hymne de.. la Ligue des Champions, Willis choisit rapidement de mêler sur cette bande originale solennité, grandiloquence et sonorités plus contemporaines (entendre, moins de notes et quelques dissonnances). La BO est bien équilibrée et se présente dans sa version écoutable en 18 plages de 43 minutes au total, qui accompagnent pas à pas un film qui, finalement, en suggérera beaucoup plus qu’il n’en montrera.

C’est dans cette dialectique de monstration de la folie, de la décadence, des excès ou du refus de leur représentation que se noue l’ensemble des aspects visuels du film, et c’est à peu près là que Willis situe les enjeux de sa musique. Que faire de Saltburn ? Un grand morceau de baroque anglais ? Une odyssée classique ? Ou alors un poème décadent et primitif, trash, un peu dégueu et crypto-gay. Les deux, votre honneur ! Felix Amica est un morceau très premier degré qui met en place le dispositif quasi virginal, ou du moins sacré, qui introduit la figure de Félix, le beau gosse dont le héros va tomber follement amoureux. Félix est intouchable, presque inatteignable. Il est fêtard mais pur et inviolé. La première partie de la BO est enjouée, sereine et romantique. On adore quand Willis jette des cailloux dans la mare (Throwing Pebbles) avec juste ce qu’il faut de cordes et de piano. On adore aussi l’ouverture magistrale vers le Palais des 1001 nuits qu’est Saltburn qui s’intitule sobrement Journey To Saltburn. Associé au magnifique Felix’ Tour, on navigue ici en plein rêve et Willis compose à la perfection, retenant les chevaux pour ne pas tomber dans la facilité emphatique. Ses deux pièces sont somptueuses, pondérées et magnifiquement équilibrées. On ressent intimement le prestige du lieu, le léger sentiment d’infériorité ressenti par le héros en même temps que l’étrangeté symbolique du cadre qui abritera le reste du film.

Le retournement intervient plage 7 avec un You’re So Real, qui en une minute à peine, réussit à faire bifurquer l’ambiance générale vers un climat fantastique et anxiogène. Le grand chambardement se poursuit avec quelques aplats habiles et parcimonieux de violons et violoncelles sur A Shared bathroom/Inconsistent Stories. Comme le film se tait à quelques exceptions près sur ce qu’il y a de plus subversif ici (le sexe, le désir qui ronge et rend fou), la musique se retient et s’aplatit pour suggérer la névrose qui gagne et la tension qui gagne. Willis fait le choix judicieux d’exposer moins pour exploser plus, ce qui rend justice artistiquement à ce qui se passe en sourdine dans les caleçons. L’apparition préraphaélite un peu grossière de Venetia (hautement érotique toutefois dans l’univers anglophile et hétérosexuel pop) est parfaitement négocié par l’irréel Venetia’s See-Through Night Dress, si bien qu’on ne sait plus où donner de la tête.

Cette BO qui passerait pour un exercice anodin de classicisme exacerbé doit être appréciée pour ce qu’elle est : un joli travail d’équilibriste entre les codes du genre (les cordes) et un vrai appel à l’expérimentation. Willis gagne ses lettres de noblesse en n’allant pas chercher la puissance d’un Zimmer ou les paraphrases mélodiques d’un Powell. Il renconce à trop en faire et le parti pris est courageux. Malheureusement (c’est le petit défaut de la BO), cette renonciation ne donne pas naisance à des morceaux mémorables si bien qu’on oublie assez vite des pièces comme Accusations & Departures ou The Summer Burned On. Etrange coïncidence, c’est là où le film a finalement le moins à dire et s’avère le plus court sur pattes.

La fin de la BO est une énième réponse à la question : que doit/peut faire le compositeur quand le film vole en éclats ? La réponse de Willis semble être ici : on s’adapte ou… on fait ce qu’on peut. Il tente de faire exister quelques plages émotionnelles (The Maze, un beau morceau, Staff Exit ou l’impuissant Blood Run Cold) avec des choses sans queue ni tête (l’électro Spit Roast) et des reprises nostalgiques d’ambiance passées (Almost None). La découverte de la vérité dans ce genre de film est un sale moment à passer. Elle ruine à rebours tout l’intérêt de ce qu’on a vu et anéantit ce qu’on aurait rêvé de voir, sans rajouter une seule once de complexité. Le compositeur n’y est pour rien et retrouve même le feu sacré sur un Felix’ s suite qui fonctionne comme la seule pièce vraiment mémorable, belle et presque utile de la seconde moitié du disque. A l’image du film qui ne va pas tout à fait où et jusqu’où il voulait aller (l’amour, la tragédie véritable contre un refus d’obstacle et une pirouette d’écriture), la BO ne tient pas toutes les promesses soulevées par son installation. On en tire une certaine frustration à la réécoute, au point qu’on se demande si elle pourrait tenir la route déconnectée de l’empreinte laissée par le film. Sans doute pas.

Saltburn n’en reste pas moins un très beau travail de composition et une musique qui illustre la singularité naissante d’un compositeur qui s’affranchit devant nous de ses maîtres et va  prochainement tenter d’imposer sa personnalité. Le film, à l’image de sa scène choc, laisse un goût parfumé dans la bouche, sans qu’on ait eu la chance de vraiment mordre dans le gâteau ou de penser qu’il y avait vraiment autre chose à dévoiler que cette vaine agitation.

Tracklist
01 Loved Him/ Oliver Quick!
02. NFI’D
03. Felix Amica
04. Throwing Pebbles
05. Journey to Saltburn
06. Felix’s Tour
07. You’re So Real
08. A Shared Bathroom/ Inconsistent Stories
09. Venetia’s See-Through Night Dress
10. Slightly Bad Form
11. Accusations & Departures
12. The Summer Burned On
13. Spit Roast
14. Blood Run Cold
15. The Maze
16. Staff Exit
17. Almost None
18. Felix’s Suite
Écouter Anthony Willis - Saltburn

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