Notre site est si ancien maintenant qu’on a eu l’occasion à nos débuts de critiquer le deuxième disque de Jackson Scott. C’était en 2015 et on ne serait pas douté à l’écoute du génial Sunshine Redux qu’il nous faudrait attendre quasiment dix ans avant de découvrir son successeur. Jackson Scott a depuis disparu des radars, se rappelant de temps à autre à notre bon souvenir avec un petit single ou un titre isolé. Le garçon ayant perdu aux yeux des médias tout le crédit que lui avait valu son premier disque, Melbourne, il est difficile à ce stade (mais on lui demandera dans une prochaine interview) de savoir ce qu’il a foutu pendant tout ce temps. L’encore jeune homme (29 ans) indique sur ses réseaux qu’il a travaillé trois ou quatre ans sur cet album et que celui-ci est le produit, la conséquence ou le résultat de multiples changements intervenus dans sa vie et qui (peut-on supposer) n’ont pas accéléré son rythme de travail.
Son deuxième disque a été assez mal reçu. Les médias lui ont reproché sa principale qualité : une forme de négligence désastreuse dans la production, un côté do it yourself qui laissait penser, à l’oreille, que Jackson Scott n’avait pas pris la peine de donner une VRAIE forme aux mélodies qu’il avait dans la tête. Comme ses paroles (elles le sont au moins autant cette fois-ci) sont relativement génériques et insaisissables, le jeune homme a été accusé d’avoir bâclé son affaire alors que ses thuriféraires dont nous étions voyaient en lui une sorte de petit frère slacker de Syd Barrett ou de frangin solaire de Bradford Cox (Deerhunter), capable de passer du grunge au rock psychédélique, de l’instru fantomatique à la miniature pop en quelques dizaines de secondes et avec des bouts de ficelle.
Le nouvel album de Jackson Scott, Everything Is Ephemeral, qui ne bénéficie à ce jour d’aucune perspective de sortie physique, devrait conforter les fans de l’Américain dans l’idée que celui-ci a quelque chose d’unique à proposer. En treize morceaux et 31 minutes, l’artiste prolonge magnifiquement le mouvement amorcé sur ses deux premiers disques pour proposer un mélange incroyablement sûr de lui d’approximation brillantes, de recherches passionnantes et de fulgurances psychédéliques. Multiplier les écoutes ne vous permettra pas de dire à quel genre musical le disque appartient. Jackson Scott est son propre genre, un type qui fait exactement ce qu’il veut et ne cherche jamais à pousser son avantage au delà de ce qu’il juge suffisant et nécessaire. Les cinq premiers titres de l’album (autant dire sa première moitié) ne dépassent pas les 2 minutes. Lazy Left Eye qui ouvre le disque semble surgir d’un cauchemar (éveillé). La chanson émerge du brouillard. Elle pourrait tout aussi bien avoir commencé avant qu’on n’arrive et ne se terminera pas. « If you want me to, chante Scott, I might finish it for you.« , sans qu’on sache vraiment de quoi il s’agit. Sans transition aucune, on le retrouve perché pour un brûlot shoegaze ou noisy punk parfait en haut d’un gratte-ciel. Skyscraper est à la fois élémentaire, rudimentaire et géniale. Il n’y a pas une note en trop. Le texte est incompéhensible et insondable. On a l’impression qu’il cache un mystère plus gros que nous et lui. Le clip est débile et ne nous apprend rien.
This conversation lies in the lack of the need to compromise
I saw a couple guys giving handouts via broken lies
This pair of open eyes is another way they monetize
This confirmation lies in the lack of the need to compromise
C’est avec ce genre de pièces que Jackson Scott nourrit sa légende. Il n’y a pas grand chose et tout à la fois. C’est déjà entendu mille fois mais aussi radicalement inédit et original, asséné ainsi à la va vite. Et la suite est tout aussi brillante. Le chanteur se traîne sur un Ribbons généreux et sentimental. On n’entendra probablement jamais la voix de Jackson Scott. Elle est couverte d’effets, voix de canard ou de spectre. Elle agit sous les choses et leur confère une force, une universalité qui est inversement proportionnelle à sa clarté. Sur Popsicle, il y a des sons parasites qui viennent recouvrir la mélodie et l’empêcher de monter au premier plan. On a l’impression que ce sont eux (les voix, les parasites, les sources d’émission qui se bousculent) qui occupent l’espace sur l’intrigant Rose By Any Other Name. Comme chez Syd Barrett, le type saute du coq à l’âne et semble poursuivre sa propre logique, sa propre mécanique d’association. Il offre sur un plateau la chanson la plus belle du disque à son alter ego féminin, la chanteuse new-yorkaise Megan Braaten aka You’re Sister, dont on avait un peu perdu la trace. La rencontre est une évidence. Preaching To The Choir est une chanson remarquable sur la méfiance et le manque de foi. La production est fascinante, la voix est décomposée comme à l’infini pour procurer un frisson extraordinaire. On y entend des échos de techniques orientales, des traces de Siouxsie ou de Cat Power. C’est sublime et en même temps presque impossible à définir. Un instrument à pleurer plus tard (Oceanic, 40 secondes de bonheur), et Jackson Scott déroule avec une facilité déconcertante un titre psyché-pop limpide et belle comme le meilleur Wavves. Santa Monica Santa prend son temps et donne envie de devenir ami avec ce type bronzé et si doué pour ne rien faire de sa vie. Après cette parenthèse californienne, la névrose reprend le dessus. Medication n’aurait pas dépareillé sur Melbourne. On évolue deux ou trois dimensions sous le monde réel, dans un truc de cartoon sous acide qui résonne comme une « voix intérieure » ou une bonne conscience malade.
La dernière partie du disque s’intéresse à la notion de finitude, à la fragilité des choses. Les titres sont transparents et s’ils trahissent une sorte de philosophie (Nothing Like Today, Everything Is Ephemeral), anti-matérialiste, épicurienne, on a l’impression que Scott pourrait raconter tout autre chose si on l’avait enfermé dans un autre hôpital. C’est juste beau et fragile, de l’art pour l’art, chanté comme une berceuse balade/malade, en mode électro pop minimaliste et boyscout pour l’excellent Nothing Like Today. Il faut vivre l’instant présent et mourir sur chaque seconde. S’offrir le leurre d’un Mirage qui ressemble à une chute vertigineuse, au saut extatique (suicidaire?) depuis un pont, une falaise. Il y a la lumière au bout, l’aveuglement adolescent, le néant avec des lunettes de soleil et une piscine au chlore. Pas un mot sur Everything Is Ephemeral, la chanson titre, pas un bruit. C’est léger, fuyant et joyeux comme la découverte du visage d’un Dieu qui n’existe pas mais dont on ressent la présence/absence. le morceau est ce qui s’approche de plus près à de la religiosité chez un Jackson Scott qui ne fréquentait jusqu’ici que des reflets, des ombres et des fantômes.
Ce disque est une merveille, déconnante, bancale, brouillonne, stellaire, lumineuse, négligée, transparente, aérienne, joviale, habitée, immédiate, dérisoire et stupide.