Julia-Sophie / Forgive too slow
[Ba Da Bing Records]

8.2 Note de l'auteur
8.2

 

Julia-Sophie - Forgive toC’est les vacances tant convoitées, et on parle trop peu de cette étrange sensation de creux arrivant parfois à nous toucher, une fois que le corps s’est habitué à la langueur du rien faire. Une sensation nous frappe, nous angoisse de manière irrationnelle : celle d’un vide, d’une incapacité à répondre à l’exigence d’un bonheur attendu. Ou bien cette sensation d’un manque à venir de la chose chérie (les congés ? la personne aimée ?) alors que l’on nage pleinement dedans. Le premier album de Julia-Sophie évoque un sujet voisin bien plus sérieux (la mort et le deuil d’un amour), mais il partage avec celui-ci l’imbroglio des sentiments. forgive too slow arrive à point nommé pour nous jeter un voile de frais.

Voyage en terre de déprime

Nous voilà saupoudré d’une brume mentale. L’électro de Julia-Sophie est à ranger entre l’intimisme de Rone, la luminescence de Plaid et la moiteur synthétique du dernier album de Télépopmusik. Et ce n’est pas qu’aux nappes, mais aussi à la voix de leur défunte chanteuse Angela McCluskey, auxquelles on pense. L’ambiance de forgive too slow est urbaine ; la charge mentale au plus haut, et pas d’hier ; l’irrationalité glacée est devenue une seconde nature : « I’m just tired of everything / I don’t know why I do those things? / I’ve been feelin’ kind of calm« . Et pourtant, la métropole n’est traversée que par des ombres passantes. C’est l’empire de l’absence, composé uniquement du souvenir douloureux de l’autre lotis en nous. Dans la noria du vivant numérisé, la vie n’est qu’une collection de photos délavées.

forgive too slow suit donc le travail d’un deuil, comme celui de Joan Didion dans son livre L’année de la pensée magique auquel on pense, à la vue d’un titre comme wishful thinking. Mais contrairement à Didion, la pensée magique n’est pas celle qui nous perpétue à croire l’impossible retour de l’être aimé ; c’est pire encore : elle est celle qui nous empêche de voir l’impossibilité d’un amour viable quand celui-ci est en cours. Comme l’héroïne du roman de Ottessa Moshfegh, Mon année de repos et de détente, il est question de passer par une hibernation nécessaire pour atteindre la renaissance. Ici, la douleur est clinique, bourgeoisement intelligente, contemporaine. Une époque aussi confortable que la nôtre ne peut qu’appeler son lot d’infortunes nécessaires – elles sont inévitables, c’est un passage obligatoire et animal, un absurde ré-équilibrage saboteur. Mais à la différence des deux livres évoqués, trop flottants et n’abordant qu’à la surface les raisons de ce passage de vie aberrant, Julia-Sophie les aborde de front. Un morceau comme numb démontre une radicalité en conduite automatique. On l’a verrait bien faire un tour chez Rebeka Warrior ou collaborer avec l’ambient de Vimala Pons. On pense à Julia-Sophie comme une Jehnny Beth à la fureur calme, avec la glacialité de femme gelée à qui on ne la fait plus, dont la souffrance n’est plus que profondeur tapie ; mais qui retombera dans le piège de la passion, sans hésitation. Seul témoigne la voix blanche de tristesse, vidée de tous sauf de ces mots portés : « Can’t save everything / Look at the mess we’re in« . Une certaine perception du déluge mental. L’amour ? Ce beau ravage…

Le chagrin dans la peau

Il est question de drogues, d’insomnie, d’attente devant l’autel sacré du téléphone, les textos de message à nos prières. Pourrait-on, un jour, avoir un album qui nous parle d’un tout autre sujet ? On aimerait, mais on en doute. lose my mind la joue Chemical Brothers en sourdine, et on est à deux doigts de prendre une lampée de laudanum avant de faire un petit somme régénératif au Camp Claude. Sur telephone, on pense à Desire, quand celui-ci était au plus haut, The Cure à tous nos problèmes (on a Just Like Heaven et Under Your Spell en tête, on ne sait pourquoi). C’est ce même spleen fuligineux et avachi qui guette, celui dont les effluves nous embrument avant la fatale morsure. Lourde est l’âme, le chagrin a dévasté nos digues ; le drain du cœur a absorbé ce qu’il a pu. Le courant est sec, mais la douleur, vive encore, brûlure au 3ème degré, disons. C’est le souvenir de la douleur qui est tout autant douloureux.

L’album se tient droit sur ses pieds, suffisamment hétérogène tout en conservant bien l’unité. Si on a néanmoins écouté les EP précédents, le territoire sera reconnu ; la surprise, moindre. Sur un morceau comme falling, on envisage une parfaite entente avec l’univers de Maud Geffray de Scratch Massive, tout comme, dans un registre (annuaire) autre encore mais connexe, à celui des romantiques 3615 Nuits Blanches. Plus tard, du même label (L.OV.E. Ltd), on tapotera Douze sur notre clavier (l’artiste!), tout en voyant Julia-Sophie comme une cousine éloignée d’Eli & Fur. Il y a parfois cette même sensation de vertige dans l’intime, de douleur invisible mais puissante. « Un être vous manque », et c’est bien plus qu’un dépeuplement qui vous affecte, Lamartine : c’est toute une planète qui s’affaisse en nous. Mais l’édifice se rebâtira de lui-même ; la douleur s’envolera, expliquant un enthousiasme qui pointe en bout d’album, celui d’un désespoir converti, promesse d’un ailleurs peut-être au ton de feu pour le prochain album.

Tracklist
01. 2am
02. i was only (ft. noah yorke)
03. lose my mind
04. numb
05. falling
06. comfort you
07. just us
08. wishful thinking
09. better
10. telephone
Liens
Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Dorian Fernandes
Téléraptor / Mon Piercing au Téton est une Planète
[Only Human Records]
On ne pouvait pas passer à côté d’un album avec un titre...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *