La vie est une superstition, une succession de croyances, d’objets de foi et d’emballements plus ou moins réels dont l’addition compose un mystère qui n’a rien à envier aux contes et aux mythologies. C’est peu ou prou sur cette théorie d’avant-garde, assez séduisante, que Jowe Head, ancien membre des cultes Swell Maps et des non moins décisifs Television Personalities, a rassemblé cinq années de travail dans un album double, imposant et délibérément hors du temps.
Widdershins renvoie ainsi à une superstition bien connue (mais pas très populaire de nos jours !) qui considère comme malheureux voire hérétique le fait de marcher dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Jowe Head a sa façon n’a jamais fait que ça. Et cet album en témoigne, lancé en mode barde folk par deux titres de conteurs magnifiques. Lyke-Wake Dirge et Tankerton Bay (The Street) posent un cadre désuet, porté en mode voix/mandoloncelle et guitare, comme si on se trouvait dans une arrière-cour victorienne. Le chant est âpre mais inspirant, invitant à un voyage où se mêlent mémoire des lieues et souvenirs de ceux qui y ont vécu. Head enchaîne sur un bien curieux et excellent Minotaur Song. « I am the original discriminating buffalo man. I do what’s wrong as long as he can », chante Jowe Head d’une voix gentiment régressive et enfantine, en jouissant du défi que la figure cornue lance à la face du monde. Faire tout ce qui n’est pas bien, tant qu’on nous le permet… Widdershins est aussi un catalogue de visages étranges, de lieux hantés et de personnages réprouvés. C’est un cycle de chansons bringuebalant où les hommes sont couverts de boue et sont aux prises avec des sorcières sensuelles et mal intentionnées. L’accompagnement conçu par Jowe Head est tantôt traditionnel (avec des instruments anciens) et rétro-psychédélique, tantôt plus expérimental autour de sons de basse (la spécialité du bonhomme), de bidouillages à la John Meek (Long Live The Sun) qui grondent et foutent la frousse (le génial Ode To Krampus). La rythmique constitue une liaison solide entre les morceaux. C’est elle qui délivre cette pulsion vitale et donne cette impression d’une caravane ou d’un cirque de monstres qui défilerait sous nos yeux et nos oreilles saisis d’effroi.
Car il y a une forme de menace sourde qui se dégage de ces personnages et de ces récits, comme si les formes d’antan, mystérieuses et parfois venues d’ailleurs allaient fondre et dissoudre notre monde aseptisé et supposément moderne. Jowe Head fait penser sur son dispositif à un Lovecraft désinhibé, lançant ses créatures et ses prédictions apocalyptiques à l’assaut d’un monde dont il se sent éjecté. Extraterrestrials est épatant et l’un des morceaux les plus impressionnants du disque. Ils sont là enfin et ils ne ressemblent pas à ce qu’on avait imaginé. Extras, dans un registre similaire, bruyant et métallique, est aussi très réussi. Jowe Head nous offre quelques reprises savoureuses avec notamment une version remarquable du Nottamun Town de Fairport Convention. Plus loin, on retrouve également une interprétation plus qu’audacieuse d’Einsturzende Neubauten (Ein Stuhl In Der Hölle) ainsi qu’une reprise de The Incredible String Band.
A l’image de ce qu’il faisait avec Daniel Treacy sur les Television Personalities, mais avec une orientation freak folk plus prononcée, Jowe Head rend hommage à travers cette collection de chansons à une histoire populaire et en partie oubliée des musiques britanniques. Avec elle, c’est évidemment le pays réel qui ressurgit avec ses traditions, ses rapports sociaux et le souvenir de ses luttes en offrant un contrepoint chaucerien à l’époque contemporaine. Entre l’évocation de Baba Yaga, la sorcière russe maléfique la plus connue, celle du poivrot légendaire John Barleycorn (sur King of The Corn) ou encore de la vieille histoire des deux corbeaux (Two Ravens), Jowe Head prolonge les travaux d’une contre-culture qui se déploie depuis Moorcock, jusqu’à Iain Sinclair, en passant bien sûr par Alan Moore et Julian Cope. Half Bike renvoie autant aux travaux géniaux du romancier et poète Flann O’Brien dont on ne recommandera jamais assez la lecture du Troisième Policier qu’à une version atrophiée de Syd Barrett. Il faut être anglophile et fan d’histoire alternative pour apprécier ce disque à sa juste valeur mais il y a suffisamment de matière et de propositions musicales différentes ici pour qu’on soit émerveillé et saisi par le charme de cet Outremonde que Head explore depuis au moins deux décennies maintenant.
Widdershins est une réussite indéniable, un foisonnement créatif assemblé avec les moyens du bord et l’énergie artisanale et appauvrie d’une marge qui étouffe. C’est un voyage dans un bestiaire clandestin et salutaire où on ne craint pas de faire tomber son téléphone ou de griffer sa voiture. Il n’est pas certain que cela permette aux forces de l’ombre de reprendre le contrôle du monde mais c’est à partir de ces îlots de résistance qu’on pourra recomposer une conscience populaire, renouer avec le cours de notre histoire et espérer abattre les géants. Jowe Head est aussi costaud et déchaîné que Don Quichotte. On peut se moquer de lui ou, comme nous, croire en son pouvoir de suggestion.
02. Tankerton Bay (The Street)
03. Minotaur Song
04. Nottamun Town
05. Ode To Krampus
06. Extraterrestrials
07. Joseph Cornell
08. Extras
09. Tom O’ Bedlam
10. Gower Song
11. Trees
12. Baba Yaga
13. Half-Bike
14. Ein Stuhl In Der Hölle
15. King of The Corn
16. Long Live The Sun
17. Two Ravens
18. Bolweevil Holler
19. Shephers’d Lament