Snapped Ankles / Hard Times Furious Dancing
[The Leaf Label]

8.9 Note de l'auteur
8.9

Snapped Ankles - Hard Times Furious DancingLa règle veut que les groupes déjantés s’assagissent après deux ou trois albums. Il y en a qui restent très bons musicalement et qui peuvent continuer à briller sur scène par leur folie et leur démesure (Fat White Family) et d’autres qui vont tenter de se transformer pour devenir meilleurs, plus adultes, au risque de se perdre. Les Snapped Ankles font partie de la 3ème catégorie, les groupes de freaks (The Cramps, The Residents et quelques autres) qui préférent continuer d’accélérer quitte à s’enfoncer plus profond dans une forme de clandestinité souterraine. Leur nouvel album Hard Times Furious Dancing, successeur du génial Forest of Your Problems, est de cette nature-là, plus vif, plus speed, plus électro-trash, plus politique et plus tribal-tu-meurs que tout ce que vous écouterez cette année.

Alors qu’on leur prédisait un avenir radieux et donc l’accession à un circuit plus commercial et avec plus de monde, les Snapped Ankles n’ont juste pas bougé d’un pouce et prolongé leurs origines jusqu’à s’intégrer de plus en plus à une communauté/scène qu’on pourrait qualifier de néo-rave ou alternative réunissant des altermondialistes et punks à chiens de tous bords, militants écolos et autres néo-hippies. Leur discours ne pouvait lui-même pas être plus radical et plus politique qu’il ne l’était à l’origine : il l’est resté, créant ainsi un nouveau tribalisme, contestataire, issu des rangs de la marge britannique, qui s’exprime depuis les squats de Bricklane (le groupe vient d’une communauté artistique qui survivait autour de Londres et donnait des fêtes dans des bâtiments plus ou moins désaffectés) mais est également connecté aux puissants mouvements forestiers et quasi druidiques, new age travellers, qui hantent encore les sombres forêts du Royaume. Avec leur déguisement de phasmes/arbres/chasseurs commando et leurs synthés creusés dans des bûches, leurs visages dissimulés et leur absence d’egos, les Snapped Ankles feraient fuir les trois quarts des membres du Parti Les Verts. Ils sont pourtant rigolards et gentiment déjantés.

Leur nouveau disque n’est jamais que la prolongation du précédent. On y retrouve leurs influences élémentaires : la répétition chère à The Fall, Can et tout le bazar krautrock dans la façon frénétique et obsessionnelle de mêler les rythmiques et la dance, l’africanité de Fela Kuti, les voix distordues, la capacité à tabasser de Prodigy, le discours politique qui s’exprime aussi bien sur l’ouverture Pay The Rent qu’avec le très géopolitique Raoul ou le techno Smart World, qui s’intéresse au devenir du monde face à l’Intelligence Artificielle. Le titre Hard Times Furious Dancing est emprunté à la poète et féministe Alice Walker et peut faire office de programme tant le disque se tient à ce qu’il promet : faire danser, frénétiquement, avec des rythmes de deep techno, datés et largement empruntés aux années 80. On pourra faire le procès du groupe ainsi : c’est con, régressif et assez nul. Quel intérêt y a-t-il à faire cela aujourd’hui ? Cette musique tribale et festive, post-rave machin chose, plutôt que d’aller vers le post-punk des débuts ?

Hé bien, parce que le groupe en a décidé ainsi. Alors il vaut mieux passer son chemin si on n’est pas à l’aise avec l’idée de répétition et de ces sonorités martelées au synthé pendant quatre ou  cinq minutes. Voilà l’idée : un rythme et des mecs qui déblatèrent (Ankle Austin, le chanteur) par dessus en tenant ce qu’on pourrait appeler des grands discours sur le monde qui se barre en sucette, sur les grandes entreprises qui piquent le fric, sur le loyer qui est dur à payer et la vie de misère qu’on mène ici bas. Snapped Ankles dit ça à la perfection, en “dansant furieusement” pour oublier que le monde existe et essayer par le rythme de décoller et de rejoindre un état second où toute cette oppression disparaîtra et deviendra si légère que le fardeau d’exister n’existera plus et qu’on pourra entrer en fusion avec une nature analogique et biologique, devenir soi-même un foutu morceau de lierre ou un lièvre, n’importe quoi.

Le disque est un hymne tenace et excessif à l’abandon, un cri déchirant (Raoul) en faveur de l’oubli et de la régression primitive. Il faut écouter de près Personal Responsabilities qui sonne vraiment comme un morceau de techno indus à l’ancienne et qui après avoir dénoncé l’abandon de toute morale dans le monde (des affaires) figure un renouveau qui viendrait (ou pas).

“Personal responsibilities / They don’t apply to very large companies /
The corporations that sail the global seas / In vessels bigger than large countries/
Lead us to impending calamity / Whilst they encourage us to/  Eat eat eat eat eat eat unhealthily/  And kill animals unnaturally /
We need the lifeguards for these stormy seas To save us from this destiny”

L’approche est frontale, directe, théorique parfois mais foutrement efficace, faisant passer le groupe pour un rassemblement art propaganda autant que pour un groupe de musique. Difficile néanmoins de ne pas apprécier la subtilité comique de certaines approches à l’image de l’excellent Where’s The Caganer ? qui renvoie à cette figure espagnole d’un santon en train de… déféquer et auquel le groupe compare les puissants. Les Snapped Ankles dénoncent l’obscénité attachée au capitalisme avec vigueur et force, retournant pour ainsi dire les forces contre elles-mêmes. L’écriture est habile et imaginative. On peut citer également Bai Lan, qui situe notre défaite dans un futur techno maniaque autour d’une description saisissante d’une masturbation devant l’ordinateur.

Is it now that we admit defeat? / To lay down bai lan, quietly quit /
Masturbate with your laptop by your feet/
Like Diogenes the Cynic/
In timelapse In timelapse

On peut considérer que le groupe ne fait qu’emprunter d’anciennes formes musicales pour leur infliger une lecture assez rudimentaire et gauchiste. Mais on peut y entendre aussi une radicalité réjouissante et quasi révolutionnaire dans sa tentative de retourner l’ordre établi. Hard Times Furious Dancing est un album clinique, maniaque, rudimentaire mais suffisamment sauvage, déterminé et crado pour ne rien céder à l’air du temps qui voudrait que cette “attitude” sonne cool ou vous fasse passer un bon moment. On ne rigole pas tant que ça en écoutant Hagen im Garten (hommage à Nina Hagen), et on éprouve même parfois un certain inconfort devant tant de rudesse et de colère. La musique de Snapped Ankles n’est pas toujours séduisante. Elle est aussi âpre et foireuse qu’elle est combative et désespérée. Le final Closely Observed est splendide, plein d’espoir et poétique dans l’expression du courage partisan.

Hard Times Furious Dancing n’est pas l’album du siècle mais il remplit sa fonction : il permet à celui qui l’écoute de transformer sa rage et sa peine en énergie et en révolte, à ceux qui n’ont rien de danser jusqu’au petit matin et de se reconnecter à l’essentiel. Ce n’est pas tant un album réussi ou cool qu’un album utile et avec lequel on aime se sentir ou se mettre minable.

Tacklist
01. Pay The Rent
02. Personal Responsabilities
03. Raoul
04. Dancing In Transit
05. Where’s the Caganer ?
06. Smart World
07. Hagen Im Garten
08. Baai Lan
09. Closely Observed
Liens

Lire aussi :
Snapped Ankles en concert à Paris

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