La musique a cela d’extraordinaire, cette capacité à abolir les chapelles, on ne sait pas toujours trop pourquoi ni comment. La fureur émo des origines de Lysistrata, vieux groupe de jeunes baroudeurs de Saintes qui ne fête pourtant cette année « que » les dix ans de son premier EP avait tout pour ne jamais franchir les barrages érigés par la police du bon goût pop et noisy malgré les bastions tenus de longues dates par les militants post-rock, math-rock et autres ZAD musicales parvenus à créer des brèches salvatrices pour s’installer durablement en faisant fi des oreillères trop restrictives. Quand un disque est bon, il suffit de le reconnaitre, même quand ça cogne dur et que ça gueule fort. Ce fut le cas de Thread en 2017 et plus encore de l’excellent Breathe In/Breathe Out deux ans plus tard. La parenthèse Park avec le délicat Frànçois Marry confirmait d’ailleurs que les trois saintais, on s’en était déjà rendu compte, avaient plus que du bruit et de la fureur à proposer et faisait entrer le groupe dans une dimension nettement plus pop et apaisée. De là à infléchir la direction prise par Lysistrata ?
Il ne faudra pas compter sur Veil, quatrième album du groupe, le troisième pour le label de référence bordelais Vicious Circle pour apporter une réponse claire à cette question. Si chaque album se nourrit des expériences précédentes, il est aussi le fruit de multiples influences de vie, des choix et trajectoires personnelles de chacun de ses membres et il s’inscrit dans un contexte d’écriture souvent différent de celui de la veille et de celui du lendemain. Veil est un disque pandémique ; pas de ceux construits et sortis à la va-vite pour survivre entre quatre murs mais un disque écrit dans ce temps reclus et donc forcément influencé par cet incroyable enfermement mondial. Depuis, le groupe a muri, ses membres ont grandi et sont partis vivre leur vie aux quatre coins de l’Europe, ne se retrouvant plus que pour des sessions de travail commun, histoire de donner corps aux idées des uns et des autres.
Veil se nourrit donc de tout cela, tout comme d’influences nouvelles quand le groupe explique avoir découvert puis usé jusqu’à la corde la musique de Siouxie Sioux. Pas de quoi tomber dans le cliché gothique évidemment mais ce nouvel album révèle petit à petit une consistance nouvelle qui va bien au-delà du morceau introductif. Guitare folk et clapping flamenco, Tangled In The Leaves pourrait laisser penser à un virage radical ; il n’en sera rien. Pour autant, ce nouvel album, tout en restant fidèle à une certaine radicalité émo (les hurlements, les guitares acérées, la rythmique lourde comme un jour d’orage) propose une immersion dans des pistes nouvelles que le groupe va explorer au fil des titres, non pas sous forme de catalogue mais bien en faisant évoluer ses compositions dans des directions plus hybrides et diversifiées. Poussé dans ses retranchements par le producteur américain Ben Greenberg (Beach Fossils, Algiers, Metz), le groupe décide d’aller au bout de ses idées pour offrir un album qui ne fait aucune concession et entend suivre du début à la fin leurs envies et humeurs du moment. On le sait, cette sincérité de la proposition est bien souvent un véritable gage de réussite.
Mise à part son introduction, donc, l’album reste comme ses prédécesseurs de bout en bout une tempête électrique qui emporte tout sur son passage mais en ne négligeant pratiquement jamais l’aspect mélodique, assumant son envie d’expérimenter et surtout capable à tout instant de justifier son ADN original d’un math rock fortement teinté d’émo. Dans son rôle toujours peu commun de chanteur-batteur, surtout quand on imagine la performance physique que cela représente chez Lysistrata, Ben Amos Cooper a rarement semblé aussi à l’aise dans son rôle, passant de la déclamation aux cris avant d’endosser à plusieurs reprises les habits du chanteur largement convainquant dans sa posture mélodique, capable sans peine de tenir la chanson. Une direction qui permet justement aux compositions de Lysistrata d’oser plus de tempérance dans un registre rock qu’on connaissait déjà (Horns, Acid To The Burn) mais surtout d’accentuer une orientation post-punk un peu plus nouvelle et complétement convaincante (See Through et son refrain imparable, Artifice sur lequel plane l’ombre de Vagina Lips). Sur Okay et Livin It Up, le groupe se fait carrément groovy en adoptant une posture presque pop sur le premier et digne des vétérans d’Archive sur le second qui conclut Veil dans un bref mais jubilatoire élan soul plutôt inattendu. A l’inverse, sur un Rise Up dont le crescendo témoigne d’une impeccable maitrise pour s’achever dans un chaos saturé de basses et de larsens digne des travaux d’une Kim Gordon au sommet de son art, Lysistrata prouve qu’il n’a rien perdu de sa férocité et qu’il peut aussi dans ce registre aller au bout de ses idées les plus complexes. Charge alors aux tortueux Trouble Don’t Last et ses épatantes montagnes russes qui vous plongent de l’ambiant au métal et Feel The Line ultra efficace de demeurer les garants de l’identité Lysistrata et de faire le lien avec les albums précédents.
Veil n’est donc pas un album de révolution et ceux qui imaginaient Lysistrata adopter des contours plus sereins dans le prolongement de l’impeccable épisode Park en seront pour leurs tympans. Pourtant, l’évolution proposée s’avère des plus convaincante ; elle est celle d’un groupe bien décidé à s’imprégner de toutes ses expériences pour faire évoluer sa musique, certes, mais en aucun cas dans une direction imposée. Si la tournure est aujourd’hui évidente, elle n’a rien de nouveau et c’est sans aucun doute ce qui faisait tout l’intérêt des précédents albums du groupe, cette capacité, tout en optant pour un genre donné, de laisser entendre une culture et une intelligence musicales dépassant les clivages habituels. Que Veil parvienne à convaincre les amoureux du Hong Kong Garden ou des Cities In Dust de venir trainer dans les parages de Lysistrata ne serait qu’une reconnaissance supplémentaire et méritée des efforts consentis pour nous ôter des oreillères le plus souvent bien trop encombrantes.